En Haïti, l'aide humanitaire doit d'abord s'adosser aux solidarités locales

Aucun pays ne serait en mesure de faire face à un désastre tel que le séisme qui a dévasté Port-au-Prince et sa région. Nous n'avons pas à ce jour l'ensemble des informations ni le recul pour en évaluer l'impact mais nous savons déjà qu'il se classe parmi les grandes catastrophes de ces cent dernières années. Les priorités immédiates de l'aide sont de plusieurs sortes, et aucune ne peut être placée au-dessus des autres, car elles interagissent étroitement.

Il y a bien sûr les soins aux blessés, soins infirmiers aussi bien qu'interventions chirurgicales traumatologiques. Ils nécessitent la mise en place d'unités médicales et de blocs chirurgicaux, en dehors des structures existantes qui sont endommagées et risquent de s'effondrer au cas où surviendraient des répliques violentes. On sait que celles-ci sont fréquentes pendant plusieurs semaines après le séisme initial. De nombreuses équipes médico-chirurgicales, dont certaines incluent des néphrologues pour traiter les "crush syndroms" ou "syndromes d'écrasement", ont déjà été envoyées sur place et ont commencé à travailler rapidement, bien que très tard du point de vue des blessés qui attendaient des soins. Cet aspect des secours est d'autant plus important que les bâtiments hospitaliers ont été détruits ou très endommagés.

Cependant, le travail médical s'étend au-delà de la prise en charge des blessés. D'une part, il faut traiter les malades évacués des hôpitaux et donc privés de soins depuis le séisme. D'autre part, il faut apporter une assistance médicale aux sans-abri regroupés dans des camps de tentes improvisés, où le manque d'eau et de nourriture vient aggraver les conditions sanitaires mauvaises qui prévalaient avant la catastrophe. Rappelons-nous que la prévalence du sida est très élevée à Haïti et que les conditions y sont favorables à l'apparition de foyers épidémiques. Mais attention : nous parlons ici de petits foyers d'infection pulmonaire et digestive, qui sont sans rapport avec le faux péril que représenteraient les cadavres. Ceux-ci sont sans danger, contrairement à une croyance très répandue et déjà véhiculée par la rumeur et les médias.

Il faut donc au contraire rassurer la population et les secouristes sur cette question de façon à éviter la panique que peut créer la présence de cadavres en grand nombre. Leur évacuation est nécessaire pour des raisons sociales et psychologiques mais pas pour des raisons de sécurité sanitaire. Ce point mérite d'être rappelé car, lors du tsunami de 2004, les secouristes ont amplifié la panique au lieu de la contenir, en insistant sur le fait que les cadavres étaient un risque majeur. Le désencastrement des personnes enfouies sous les décombres est désormais hors de propos, la période de survie étant dépassée.

Outre les soins médicaux, quatre autres priorités doivent être adressées simultanément.

1 - La remise en état de fonctionnement du système de télécommunications, le téléphone étant indispensable pour la coordination et l'ajustement des secours ainsi que pour la sécurité du dispositif d'aide, mais aussi pour la réunion et l'information des familles et des proches des sinistrés.

2 - La mobilisation et la mise en oeuvre d'engins de travaux publics, indispensables pour la remise en état d'axes de circulation et de ponts, la sécurisation de bâtiments menaçant de s'effondrer, le déblaiement de terrains pour les sans-abri, le dégagement des bâtiments publics.

3 - La mise en place d'infrastructures de stockage et de circuits de distribution de vivres et d'eau potable. Cet aspect de l'aide est d'une importance primordiale, de nombreuses personnes n'ayant pu s'alimenter depuis plusieurs jours. Outre l'affaiblissement physique et la douleur que représentent ces privations, il s'agit aussi de contenir certaines violences de désespoir que causeront ces pénuries si elles ne sont pas comblées très vite.

4 - Enfin, la remise en état de fonctionnement des installations portuaires doit permettre de passer à un approvisionnement par voie maritime, moins coûteux, plus souple et plus sûr que l'emploi des avions. C'est la condition pour pouvoir hisser les approvisionnements à la hauteur des besoins.

Ces précisions étant apportées, il est utile pour la compréhension de la situation d'aborder des questions plus générales. D'une part, en ce qui concerne le délai entre la catastrophe et l'arrivée des secours internationaux : face à un événement imprévisible et massif comme celui-ci, il est impossible de rassembler immédiatement les moyens matériels et les équipes spécialisées. Deux à trois jours sont nécessaires pour commencer à déployer les premiers secours sur le terrain et plusieurs jours encore avant que le dispositif commence à faire sentir son efficacité, c'est-à-dire parvenir à un nombre significatif de victimes. Même alors, de nombreuses autres victimes restent hors d'atteinte de l'aide internationale, tant celle-ci se déploie progressivement. Plusieurs jours seront encore nécessaires pour assurer une couverture décente des besoins primordiaux.

Mais il faut préciser ici que la solidarité locale joue un rôle essentiel, à Haïti comme partout dans ce genre de situation. La plupart des personnes qui ont été sorties des décombres ont été sauvées par leurs voisins, de même que la nourriture et les autres formes d'entraide ont été assurées par les Haïtiens eux-mêmes. A considérer les reportages, il semble que seule l'aide provenant de l'étranger soit homologuée comme telle, alors que l'aide locale, pourtant primordiale, est ignorée. Il est vrai que la solidarité quotidienne ne fait pas de bruit et n'offre pas de spectacle, contrairement aux rassemblements menaçants et aux scènes de violence.

D'autre part en ce qui concerne la sécurité et le rôle des militaires : dans un pays aussi inégalitaire que celui-ci, et qui a connu une situation de quasi-guerre civile il y a peu, les tensions et les violences sont partout. Les casques bleus ont joué un rôle constructif depuis 2004 en aidant le pays à se stabiliser en contenant puis en faisant reculer les groupes armés, mais les problèmes de fond ne sont pas résolus quand les symptômes reculent. La logistique des forces américaines est très utile mais on peut être sceptique quant à leurs capacités à rétablir l'ordre dans un environnement aussi volatil. On peut aussi avoir quelques doutes sur le discours dominant, selon lequel le gouvernement et les Nations unies seraient décapités et devraient donc être remplacés par une tutelle internationale. Laissons aux Haïtiens le soin de décider sur cette question, l'histoire ayant montré que les interventions étrangères dans ce pays n'ont fait qu'aggraver les problèmes qu'elles devaient résoudre.

Les désastres naturels de grande ampleur sont toujours des scènes sur lesquelles se jouent des stratégies et des rivalités politiques. La Chine affirme son rôle de puissance mondiale émergente en envoyant des secouristes et de l'aide, de même que les pays européens, le Brésil et les Etats-Unis. Il n'y a là rien de scandaleux en soi. Il ne s'agit que d'un reflet des relations internationales de notre temps et il serait absurde de juger de la valeur de ces interventions selon une jauge purement morale. En dépit des frictions et tensions qui résultent de cette situation, on peut dire à ce jour que la mobilisation internationale se fait pour le bénéfice des victimes, même si les secours ne leur parviennent pas encore à toutes.

Ajoutons enfin que Port-au-Prince était déjà une ville sinistrée avant le séisme. Des centaines de milliers de personnes, en particulier celles qui habitent les grands bidonvilles comme ceux de Cité-Soleil ou Martissant y vivaient dans un état indigne. L'exploitation des ressources par la France, bien après l'indépendance, puis le soutien apporté par l'Ouest aux dictatures corrompues qui n'ont fait que poursuivre la prédation coloniale expliquent l'état lamentable dans lequel vit une grande partie de la population. Il faut souhaiter que cette crise majeure représente un nouveau départ pour Haïti. L'aide internationale à la reconstruction, à laquelle il faut songer à se préparer, pourrait fournir une contribution majeure à ce nouveau départ.

Rony Brauman, directeur d'études à la Fondation de Médecins sans frontières, professeur associé à Sciences Po.