En Inde, les troubles s’expliquent en partie par la Constitution du pays

Les manifestations qui ont récemment éclaté en Inde sont d’une telle ampleur qu’on les a comparées au « mouvement pour l’indépendance nationale » du début du XXe siècle. Toutefois, si la contestation est aussi massive aujourd’hui, c’est parce qu’elle est portée par des protestataires issus des castes inférieures, dont l’oppression avait été occultée par le mouvement pour l’indépendance. Mais les manifestations ne peuvent pas définir en soi un horizon, sinon le devoir de « protéger la Constitution ». Or, ces troubles s’expliquent en partie par la Constitution de l’Inde elle-même.

Les protestations portent sur deux mesures juridiques adoptées par le gouvernement nationaliste hindou au pouvoir : le Registre national des citoyens (RNC), un processus bureaucratique servant à identifier les « citoyens légaux », et la nouvelle loi sur la citoyenneté (le Citizenship Amendment Act, CAA), qui définit implicitement ceux qui, parmi les « réfugiés », peuvent être considérés comme « légaux ».

Le RNC a été intégré à la loi sur la citoyenneté (1955) à la faveur d’un amendement porté par le gouvernement nationaliste hindou en 2003.

Dans un pays récemment bureaucratisé comme l’Inde, il est extrêmement difficile pour une grande partie de la population de produire les documents destinés à prouver sa citoyenneté. D’après les chiffres officiels, près de 30 % de la population est encore illettrée ; 21,9 % des Indiens vivent en dessous du « seuil de pauvreté » (calculé à partir d’un revenu équivalent en parité de pouvoir d’achat à 1,25 dollar [1,13 euro]) et 31 % de l’ensemble des familles sont sans terre. A partir de mai 2004, le Parti du Congrès, qui a gouverné l’Inde pendant dix ans, n’a rien fait pour changer les critères du Registre national des citoyens. Au contraire, il a lancé sa mise en œuvre.

« Hindou » est un concept négatif

Introduit par le gouvernement nationaliste hindou en décembre 2019, le CAA garantit la citoyenneté aux réfugiés de l’Afghanistan, du Pakistan et du Bangladesh en fonction de leurs croyances religieuses, autrement dit s’ils sont hindous, sikhs, bouddhistes, jaïns, parsis ou chrétiens, mais clairement pas s’ils sont musulmans. Le premier pas a été franchi en Inde pour reléguer les musulmans au rang de citoyens de seconde classe. Le CAA exclut également les réfugiés tamouls ayant fui le génocide au Sri Lanka.

Le terme « hindou », qui est à l’évidence au cœur de tout ce qui se passe actuellement, est une catégorie religieuse de création récente, définie dans le droit indien de manière confuse et négative. D’après la Constitution, les sikhs, les bouddhistes et les jaïns sont également des « hindous ». Or la nouvelle loi sur la citoyenneté affirme le contraire. Selon les législations et les arrêtés rendus, tous ceux qui ne sont ni juifs ni chrétiens ni musulmans sont « hindous », ce qui peut donc valoir pour la majeure partie de la population mondiale.

« Hindou » est un concept négatif – de type « tout ce qui n’est pas vache » – qui peut englober à peu près tout. Le terme provient de l’arabe al Hind, qui désignait à l’origine la région géographique située autour du bassin de l’Indus. A partir du XIXe siècle, les puissances coloniales européennes et indologistes ont commencé à utiliser « hindou » pour désigner des pratiques religieuses des castes supérieures du sous-continent. Ces usages étaient le plus souvent péjoratifs, si bien que les castes supérieures ont rejeté le terme jusqu’au début du XXe siècle. Au XXe siècle, les opérations de recensement lancées par le Raj britannique [le régime colonial qu’a connu le sous-continent indien de 1858 à 1947] ont révélé que les castes supérieures étaient une minorité et que les castes inférieures opprimées étaient – elles le sont encore aujourd’hui – la véritable majorité du sous-continent.

Les castes supérieures, moins de 10 % de la population

A ce moment-là, pour conserver leur pouvoir millénaire sur la majorité des personnes appartenant aux castes inférieures, les castes supérieures ont accepté d’être désignées par la catégorie d’« hindou » avant de l’imposer aux castes inférieures. Elles purent ainsi se présenter comme la majorité du sous-continent indien. Ce parti pris hindou se trouve même dans la Constitution de l’Inde, dont le préambule promet une république souveraine et garantit justice, liberté, égalité et fraternité pour tous. L’article 25 de la Constitution affirme que le devoir de l’Etat est d’assurer le bien-être des « hindous ». Les principes directeurs incluent « la protection des vaches » – un moyen d’opprimer les castes inférieures et les musulmans. Ils prévoient aussi l’imposition de l’hindi dans un pays qui comporte plusieurs langues importantes et traditions littéraires différentes, et ordonnent que son vocabulaire soit principalement tiré du sanskrit, la langue des brahmanes.

La fausse majorité « hindoue » nouvellement inventée fut alors dressée contre les musulmans par les dirigeants des castes supérieures de l’Inde afin de laisser dans l’ombre ceux qui constituaient la véritable majorité : les membres des castes inférieures. S’est ensuivie, en 1947, la partition de la plupart des territoires du Raj britannique en deux pays, Inde et Pakistan, et depuis lors les pogroms contre les musulmans et d’autres minorités religieuses. Voilà comment s’est institutionnalisé dans la politique indienne le faux problème : à travers le droit, l’université et les médias, les castes supérieures ont détourné l’attention de l’odieux système social des castes en créant et en insistant sur les conflits religieux. Les minorités religieuses de l’Inde sont les vraies victimes de ce faux problème. Dans les grands médias, on parle d’« hindous fanatiques », opposés à « hindous libéraux », alors que tous partagent le même but : préserver la domination millénaire de la caste supérieure.

Depuis 1931, les dirigeants de la caste supérieure de l’Inde ont réussi à empêcher la diffusion de données de recensement fondées sur la caste. Quand on peut facilement identifier les citoyens d’après leur religion, on aurait tort de les recenser en fonction de leur caste. Cela mettrait à nu la réalité de la politique indienne. Des évaluations fiables, qui s’appuient sur les données gouvernementales disponibles, montrent que les castes supérieures, qui ont oppressé les castes inférieures depuis des millénaires, représentent moins de 10 % de la population.

Cette proportion – 10 % de castes supérieures et 90 % de castes inférieures – se retrouve pratiquement dans toutes les religions de l’Inde, qu’il s’agisse de musulmans, de chrétiens ou de sikhs. Il est d’autant plus choquant de constater que celle-ci s’inverse dans tous les secteurs importants de la société indienne, dans le système judiciaire, les médias et le monde académique, où les castes supérieures occupent près de 90 % des postes.

Discrimination légalisée sur la base de la religion

En septembre 2019, deux enfants dalits, âgés de 10 et 12 ans, ont été lynchés pour avoir déféqué en plein air parce qu’ils n’avaient pas de toilettes chez eux ; en mai, un homme dalit a été battu à mort pour avoir mangé devant des castes supérieures ; le premier jour des manifestations contre le CAA, un dalit encore s’est vu refuser le droit de gagner sa vie par les castes supérieures – il fut agressé parce qu’il vendait de la nourriture dans la rue. Pour la majorité réelle du pays – les gens des castes inférieures –, la citoyenneté se limite au droit de vote. Ce sont eux qui pâtiraient le plus du RNC, qui finira par leur retirer leur citoyenneté symbolique et leur droit de vote.

Le CAA représente un défi pour les principaux médias et universitaires libéraux « hindous ». La majorité de ceux qui se trouvent identifiés comme des réfugiés « hindous » du Bangladesh appartiennent à la caste des dalits, un groupe connu sous le nom de namashudra (« intouchables »), et la plupart d’entre eux sont susceptibles de recevoir la citoyenneté par le CAA, qui en prive les musulmans. Les hommes politiques du Parti nationaliste hindou ne manquent pas de le rappeler aux manifestants dans leurs campagnes sur les réseaux sociaux. Mais pourquoi le peuple des castes inférieures recevrait-il la citoyenneté au détriment des musulmans ?

La réponse se trouve dans l’insertion du faux problème dans le système légal indien. La Constitution prévoit une disposition spéciale, appelée « réservations dans l’emploi et l’éducation », qui garantit un meilleur accès à l’éducation et à l’emploi aux castes inférieures et aux dalits considérés comme « hindous ». Les castes inférieures parmi les musulmans, les sikhs et les chrétiens sont largement privées de ces améliorations bien qu’elles le méritent.

Cette discrimination légalisée sur la base de la religion vise à empêcher les castes inférieures de se convertir à d’autres religions – ce faisant, elles gagneraient en dignité mais perdraient leur droit aux « réservations ». A présent, le CAA est en train de reconduire cette même discrimination en accordant une aide, à travers la citoyenneté, réservée aux pauvres et aux castes inférieures retenus comme « hindous », mais pas aux musulmans pauvres qui se réfugient aussi pour survivre.

Un jeune leader dalit très influent

Les intellectuels libéraux et les partis d’opposition qui manifestent n’ont pas encore soulevé cette question, car elle exigerait de reconnaître que la majorité des Indiens appartiennent aux castes inférieures, qui ne bénéficient que d’une citoyenneté symbolique. Les nationalistes hindous alimentent le faux problème, ce qui, par le passé, a souvent consisté à dresser les castes inférieures « hindoues » contre les musulmans et a conduit, notamment, au pogrom de 2002. Cela pourrait encore se produire. Les futures orientations des protestations et l’avenir même de l’Inde dépendront de la façon dont une nouvelle génération de dirigeants des castes inférieures saura s’emparer de ces problèmes.

De fait, un leader dalit très influent est déjà apparu, Chandrashekhar Azad « Ravan », décrit comme un « jeune homme charismatique » par la BBC. Azad est à la tête d’une organisation dénommée la Bhim Army : « bhim » renvoyant à l’intellectuel et dirigeant politique intouchable le plus connu du XXe siècle, Bhimrao Ramji Ambedkar, également architecte de la Constitution indienne, et « army » servant à marquer la distance entre sa politique et l’antipolitique religieuse et communautaire menée par le plus important leader de caste inférieure, Gandhi, le grand rival d’Ambedkar. Gandhi avait exprimé sa plus grande peur : « Des hooligans intouchables faisant cause commune avec des hooligans musulmans pour abattre la caste [supérieure] hindoue », autrement dit : la destruction du système des castes.

La plus grande vague de protestations anti-CAA a commencé à l’université musulmane de Jamia, à New Delhi, le 15 décembre 2019, et la police est venue arrêter les étudiants à minuit. Chandrashekhar Azad a été le seul leader politique à se rendre au poste de police pour exiger la sécurité des étudiants, et il a déclaré : « Nous prendrons les balles destinées aux musulmans. » Les principaux médias contrôlés par la caste supérieure ont boycotté sa conférence de presse du 19 décembre. Malgré son interdiction, le 20 décembre, Azad a organisé une manifestation emblématique dans le quartier historique Jama Masjid de Delhi. Arrêté le 21 décembre, il a été libéré le 16 janvier, mais reste soumis à de dures restrictions.

Courage contre « soumission au karma »

L’ampleur des manifestations menées par Azad a profondément choqué le gouvernement nationaliste hindou : voilà que la majorité des castes inférieures prenait le devant de la scène politique pour protéger les minorités religieuses. Le gouvernement craint que cela signe la fin du faux problème. Pour cette même raison, l’opposition libérale de caste supérieure, de toutes religions, acceptera cet état de fait, s’étant toujours référée au modèle politique théologisé par Gandhi. La position dalit se caractérise par l’« amour charnel » contre l’« affinité spirituelle », la raison contre les « sentiments religieux », le courage contre la « soumission au karma », l’invention contre les traditions de caste, et surtout la liberté contre le « dharma de la caste ». A travers la position dalit, les castes inférieures de toutes les religions se sont mises en quête, ces dernières décennies, d’une véritable citoyenneté.

Il y a également des tensions au sein du mouvement de protestation. Les élites des castes supérieures estiment toujours que l’Inde est composée d’une prétendue majorité (« hindoue ») et que le pays est aux prises avec un prétendu problème (hindous contre musulmans). Ces élites cherchent donc à prendre le contrôle de la contestation alors que la majorité des protestataires est issue des castes inférieures et de toutes les religions présentes en Inde. Ce qui se joue actuellement est susceptible d’entraîner l’Inde dans le chaos. Mais ce pourrait être aussi l’événement par lequel l’Inde retrouvera finalement le sens de la citoyenneté, d’une politique égalitaire et d’un vrai mouvement de liberté, en détruisant le système des castes et donc aussi le faux problème. De toute façon, les anciennes idoles du faux problème sont aujourd’hui trop fragiles pour survivre à cet événement.

Divya Dwivedi et Shaj Mohan sont philosophes et résident à New Delhi. Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria.

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