En Irak, la route du pouvoir passe par la ville chiite de Nadjaf

Ce qui était hypothétique est devenu possible : pour que l'Irak se ressaisisse, il faut écarter Nouri Al-Maliki. Ce n'est sans doute pas le processus politique ni le jeu électoral qui viendront seuls à bout du premier ministre au pouvoir à Bagdad depuis huit ans, mais l'attaque foudroyante des djihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant (Daesh, devenu depuis peu l'Etat islamique avec à sa tête un « calife », Abou Bakr Al-Baghdadi) et des autres groupes de sunnites, d'ex-baasistes, ou de certaines tribus, alliés naturels ou de circonstance.

L'effondrement d'une bonne partie des régions peuplées par des Arabes sunnites a créé un fait sans précédent depuis dix ans, l'effacement de l'armée et de l'Etat irakiens, y compris dans les zones disputées entre Arabes et Kurdes. Un mois après l'attaque de Daesh et ses alliés, il semble que l'offensive ait été tant bien que mal stoppée par ce qui reste des forces fédérales, sans qu'elles aient eu pour autant la capacité de contre-attaquer.

Les Iraniens, dès la première semaine, se sont fortement impliqués. Washington pendant ce temps est arrivé à la conclusion qu'il fallait oeuvrer à un rapprochement politique inter-irakien, et dissuader les Kurdes de franchir le pas vers une indépendance totale. Plusieurs organisations sunnites envoient déjà des signaux pour signifier leur disposition à négocier, voire à se retourner contre l'Etat islamique, à condition que Maliki soit destitué.

CENTRALISME AUTORITAIRE

Il est vrai que celui-ci n'a guère brillé pour le rapprochement mutuel des Irakiens. Son goût prononcé pour le centralisme autoritaire a effrayé les Kurdes, marginalisé les sunnites, et même éloigné de nombreux partis parmi ses alliés chiites.Les autorités religieuses de Nadjaf, ville du sud de l'Irak où résident les plus hauts dignitaires chiites, ont senti qu'elles étaient flouées.

Une hostilité s'est installée avec presque tous les pays arabes alentour, et même avec la Turquie. Maliki ressemble à l'idéal type décrit par le philosophe et juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985), pour qui le jeu politique impose de savoir distinguer ses amis de ses ennemis, sa propre communauté de ses adversaires, etc. Cela a conduit à multiplier les champs de bataille à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Irak.

Las de jouer les pompiers ou de se dérober avec une indifférence sournoise, Barack Obama a enfin décidé d'intervenir, en dépêchant quelques centaines d'hommes des forces spéciales et en fournissant une couverture aérienne pour protéger Bagdad et son aéroport, permettant, s'il le faut, d'évacuer les milliers d'employés de sa plus grande ambassade au monde. Pendant ce temps, le grand ayatollah Ali Al-Sistani a senti que l'heure de son retour avait sonné.

UNE FATWA POUR SOUTENIR L'ÉTAT

Le risque d'une guerre civile effroyable s'installant, Sistani s'est trouvé poussé à jouer un des rôles historiques qu'il a déjà eu à incarner entre 2003 et 2005, en proclamant, le 13 juin, une fatwa pour soutenir l'Etat chancelant et ses forces armées, et s'opposer à ceux qu'il a qualifiés de « takfiristes » [surnom des djihadistes sunnites], prompts à l'excommunication, menaçant l'unité et l'avenir de l'Irak. Cela a conduit à une immense mobilisation, essentiellement chiite.

Le retour de Sistani lui permettra certainement de peser de manière directe ou indirecte dans le choix d'un premier ministre parmi les nombreux candidats pressentis. Certains sont issus de la coalition de l'Etat de droit de Maliki, tels Tarek Najm, 68 ans, directeur de cabinet de Nouri Al-Maliki entre 2006 et 2010 ; Ibrahim Al-Jaafari, 67 ans, ancien dirigeant du parti Al-Daawa (au pouvoir depuis dix ans à Bagdad), premier ministre de 2005 à 2006 ; Qusay Al-Suhail, 46 ans, universitaire, qui fut proche du jeune clerc Moqtada Al-Sadr, avant de s'en éloigner, ancien vice-président de l'Assemblée nationale.

Les autres sont plus proches du Conseil suprême islamique en Irak, Adel Abdul-Mahdi, 72 ans, ancien vice-président de l'Irak de 2006 à 2010 ; Ahmed Chalabi, 70 ans, politicien irakien de l'opposition qui convainquit les néo-conservateurs de l'entourage de George W. Bush d'envahir l'Irak, avant de se rapprocher de l'Iran.

MOUVEMENT DE DIMENSION HISTORIQUE

Quelle est la portée d'une telle fatwa ? Le statut de Sistani réside d'abord dans son autorité religieuse et morale, qui peut provoquer une adhésion sans commune mesure, capable de se transformer en mouvement de dimension historique.

Au début des années 1920, le grand ayatollah Abu al-Hasan Esfahani avait appelé depuis Nadjaf à se révolter contre le colonialisme anglais, qui s'était imposé en dominateur plutôt qu'en libérateur du joug ottoman. A la suite de sa fatwa, la grande révolution de 1920 fut proclamée, et le mandat britannique dut être repensé, ouvrant la voie à l'établissement d'une monarchie et à la formation d'un gouvernement national.

Depuis cette date, aucune autre fatwa de djihad venue de Nadjaf n'avait été émise, jusqu'à celle de Sistani à la mi-juin. L'impact de cet appel a été ressenti non seulement dans l'univers chiite, mais jusqu'à Washington.

FIN STRATÈGE

En plus de son attachement à l'unité de l'Irak et au processus politique, Ali Al-Sistani accorde une importance certaine à l'unité de la maison chiite. En cas de remplacement de Nouri Al-Maliki, il ne souhaitera pas que l'on lance contre lui de chasse aux sorcières, et moins encore que l'on criminalise les dirigeants politiques de la coalition de l'Etat de droit du premier ministre sortant.

Sistani, quiétiste mais fin stratège, s'il ne partage pas la ligne politique du Guide iranien Khamenei, ne cherche pas non plus à l'affronter en favorisant un candidat hostile à l'Iran. Du moment que la maison chiite se maintient, Sistani n'émettra pas d'objections à un autre candidat issu de l'Etat de droit plutôt que d'un mouvement chiite concurrent.

Comme la fois précédente, la relève irakienne peut se passer totalement des candidats pressentis. Quoi qu'il en soit, un nouveau premier ministre de l'Irak devra être un meilleur coordinateur que Nouri Al-Maliki, préservant l'unité de la maison chiite mais capable de parler aux Kurdes, de ne pas effrayer les sunnites, de rassurer l'Iran et la Turquie, d'être ouvert sur le monde arabe (en particulier le Golfe), et de maintenir de bonnes relations avec Washington.

Si les Irakiens dans leur diversité sont capables de trouver un tel candidat en quelques jours ou quelques semaines, il sera non seulement l'homme providentiel qui sauvera probablement son pays, mais il pourrait mériter haut la main le prix Nobel de la paix.

Par Hosham Dawod, anthropologue du CNRS basé en Irak.

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