En Irak, les «Somnambules» sont de retour

Les «Somnambules» sont de retour. C’est par ce nom qu’un historien anglais a désigné les puissances européennes dans leur marche inexorable à la guerre à l’été 1914. C’est l’impression que donnent les puissances occidentales et moyen-orientales réunies à Paris par les présidents français et irakien. Somnambules parce qu’incapables de sortir de la répétition névrotique. En dépit des échecs de toutes les opérations accumulées depuis 2001, en dépit de l’évidence que l’Etat islamique est le résultat de cette succession de stratégies contre-productives, ils continuent à envisager les mêmes opérations, les mêmes coalitions. Souvenons-nous de l’Afghanistan qui n’a pas de président et est localement aux mains de groupes qui n’ont rien à envier aux talibans. Souvenons-nous de l’Irak en 2003, bien sûr. Mais souvenons-nous aussi de la Libye et ouvrons les yeux sur ce qu’elle est devenue, une zone de non-droit et un maquis de factions islamistes rivales où la France envisage déjà une nouvelle intervention. Et après-demain, où irons-nous ? Au Nigeria contre le califat de Boko Haram, ni moins cruel ni moins inquiétant.

Somnambules aussi parce qu’incapables de résister à la pression des opinions publiques et au déferlement d’images cauchemardesques. On frappe pour se donner bonne conscience, pour ne pas laisser impunie la barbarie. Mais quel sens cela a-t-il si cela crée des vocations pour dix nouveaux fous de Dieu ? Somnambules, enfin, parce qu’il n’y a personne pour les réveiller. Aucune voix ne se lève pour dire, preuves à l’appui, qu’ils courent une fois de plus dans le mur. Ce serait pourtant là la responsabilité historique de la France, sa véritable vocation. Car oui, la France est une puissance responsable dans le monde, mais elle est surtout, et tout particulièrement, une grande voix capable d’éveiller les consciences et de tracer des alternatives.

Il est temps d’ouvrir les yeux, avant que nous nous enfoncions encore un peu plus loin dans le cauchemar moyen-oriental. Evitons d’ajouter un nouvel échec à la longue liste et cessons de jouer les apprentis sorciers. Cette opération est un va-tout militaire qui cache sous les uniformes une absence de stratégie. On ne part pas en guerre pour éradiquer un ennemi, mais pour gagner des points d’appui pour la paix. Que va-t-il se passer avec cette opération de grande ampleur. Elle va amalgamer par un réflexe de solidarité identitaire une partie des populations sunnites ambivalentes à l’égard de l’Etat islamique. Des idées simples iront nourrir la victimologie sunnite : voyez tous nos ennemis coalisés, chiites, kurdes et occidentaux. Nous sommes seuls à défendre le peuple sunnite. Elle va déresponsabiliser les Etats de la région qui peuvent se contenter d’un soutien de façade, en sous-main ou humanitaire, là où ils doivent apparaître en première ligne de la réponse collective.

Elle va laisser de côté des Etats indispensables pour une vraie réponse mondiale, mais qui ne veulent pas s’engager sous l’étendard de l’Occident. Où seront la Russie, l’Inde, la Chine dans l’action au quotidien, alors que ces trois puissances majeures sont confrontées sur leur sol au terrorisme islamiste ? Elle va laisser un vide qui sera occupé, comme à chaque fois, par un nouvel acteur radicalisé. Dernier argument en faveur de l’intervention : nous n’avons pas le choix. Argument faux et argument de Somnambules s’il en est. Face à l’Etat islamique, choisissons une stratégie d’asphyxie politique de l’Etat islamique.

L’enjeu aujourd’hui, c’est de construire une stratégie politique, avec une vision de longue durée et un recours ponctuel à l’outil militaire en vue d’objectifs précis, tant cet outil militaire dans des crises identitaires est susceptible de susciter frustrations et ressentiments. Qui est vraiment «l’Etat islamique». Ce n’est ni un Etat ni un empire théocratique naissant, c’est un acteur opportuniste, un entrepreneur de guerre ayant choisi une niche confessionnelle dans le vaste marché de la haine et de la violence. Il ne vise qu’à étendre ses profits, son nombre d’adhérents et son emprise territoriale. Il se nourrit d’images, celles de bourreau et de martyr lui étant aussi profitables en attirant des masses de nouveaux jihadistes. Il s’étend par une tactique du moindre coût en évitant les combats trop difficiles et en se concentrant sur les adversaires les plus faibles, l’armée irakienne en territoire sunnite ou l’Armée syrienne libre en Syrie. Il vise surtout à éteindre la concurrence pour s’imposer sur son marché, face à Al-Qaeda, face à Al-Nosra ou d’autres.

Premier point, mener une stratégie efficace contre un tel acteur signifie l’assécher en verrouillant les frontières et en agissant contre les réseaux mafieux prêts à acheter du pétrole à l’Etat islamique. Un tel acteur, s’il n’avance pas, recule. Il faut donc opposer des verrous pour empêcher toute avancée, en renforçant les capacités de la Jordanie, du Kurdistan, de l’Armée syrienne libre.

Deuxième point, il s’agit ensuite de détacher les tribus sunnites de l’Etat islamique en reprenant une politique de dialogue avec les tribus comme celle du Réveil de 2006-2007 contre Al-Qaeda offrant une place aux tribus dans la nouvelle organisation administrative, sécuritaire et politique de l’Etat irakien. Nous pouvons ainsi le priver de soutiens.

Troisième point, les Etats de la région doivent se mobiliser pour apporter une réponse militaire et politique commune, à laquelle l’Europe et les Etats-Unis pourront apporter leur appui.

Quatrième point, il faut réduire par le dialogue le fossé entre Arabie Saoudite et Iran qui nourrit aujourd’hui la fracture entre chiites et sunnites. Cela passe naturellement par une conférence régionale qui puisse se donner de véritables mécanismes de sécurité contre les acteurs opportunistes. L’Etat islamique est aussi le produit des doubles jeux et des arrière-pensées des Etats de la région. C’est vrai de toute évidence pour la Syrie de Bachar Al-Assad. Mais c’est vrai aussi pour les monarchies du Golfe, pour l’Arabie Saoudite et le Qatar, dont les rivalités et les peurs respectives ont beaucoup nui à l’équilibre de la région. C’est vrai également de certains courants de pensée en Turquie qui se fixent d’autres priorités et notamment la question du Kurdistan.

Cinquième point, il s’agit également d’institutionnaliser une réponse globale au terrorisme en y impliquant toutes les grandes puissances concernées et volontaires, un G20 de l’antiterrorisme. Il faut notamment travailler avec la Chine, la Russie, l’Union africaine sur ces sujets. Il faut développer de nouveaux outils de coopération concernant le renseignement et la justice. Face à une menace internationalisée, il faut des réponses transnationales. Voilà ce que la France pourrait proposer. Voilà où elle pourrait faire entendre sa différence au lieu de chercher la gloire et la reconnaissance internationale dans un rôle de chef de file de l’occidentalisme armé et moralisateur qui laisse un arrière-goût de IVe République. Cela signifie renouer avec nos valeurs d’indépendance, d’équilibre et de dialogue.

Dominique de Villepin, ancien Premier ministre.

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