En Jordanie, l’exil sans fin des Syriens

Le Chypriote Chrístos Stylianídis, commissaire européen en charge de l’Aide humanitaire, dans un camp de réfugiés syriens dans le nord de la Jordanie, le 1er novembre. Photo Khalil Mazraawi. AFP
Le Chypriote Chrístos Stylianídis, commissaire européen en charge de l’Aide humanitaire, dans un camp de réfugiés syriens dans le nord de la Jordanie, le 1er novembre. Photo Khalil Mazraawi. AFP

La Syrie, en proie à un conflit d’une violence et d’une intensité exceptionnelle, a donné naissance à l’un des mouvements de réfugiés les plus massifs au Moyen-Orient depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR) estime que plus de 4 millions de Syriens ont quitté leur pays depuis le début de la crise. Ironie de l’histoire, la Syrie avait été le principal pays d’accueil pour plusieurs centaines de milliers de réfugiés irakiens fuyant le chaos et la violence après la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, sans compter la présence sur son sol de près de 500 000 réfugiés palestiniens.

Des pans entiers de la société syrienne se recomposent en exil, et la question de leur place dans leurs pays d’accueil respectifs est posée.

La «crise des réfugiés» en Europe a eu tendance à éclipser la réalité vécue par la majeure partie de ces réfugiés, celle d’un exil à long terme dans les pays voisins de la Syrie. Ces derniers ont largement ouvert leurs frontières au début du conflit. Alors que celui-ci s’installe dans la durée, les gouvernements libanais, jordanien et turques imposent progressivement des restrictions à l’entrée de nouveaux réfugiés sur leurs sols. Les effets combinés de la multiplication des combats en Syrie et les difficultés croissantes auxquelles les réfugiés syriens doivent faire face dans leurs pays d’accueil contraignent aujourd’hui un nombre croissant d’entre eux à chercher asile en Europe.

A ces réfugiés, il convient d’ajouter l’exil silencieux de plus de 70 000 réfugiés palestiniens de Syrie, forcés de quitter leur pays d’accueil. Les révolutions arabes, qui ont occupé le devant de la scène médiatique depuis 2011, ont eu tendance à marginaliser la question palestinienne, pourtant longtemps centrale dans le paysage politique arabe. Le conflit syrien a rappelé qu’elle était toujours d’actualité. Les Palestiniens de Syrie se voient renvoyés à leur statut d’apatrides, privés de protection, dépendants de l’aide humanitaire et sont contraints à chercher asile dans un des pays frontaliers qui, à l’exception du Liban jusqu’en 2013, leur ont fermé leurs portes. Plus de la moitié ont rejoint les camps de réfugiés palestiniens déjà existants, accroissant encore la pression sur ces espaces marqués par la pauvreté et l’exclusion qui accueillaient déjà pour certains des migrants venus d’horizons plus lointains.

Alors que les pays européens éprouvent des difficultés à gérer l’arrivée de plusieurs centaines de milliers de réfugiés, qu’en est-il des pays voisins de la Syrie, qui accueillent l’écrasante majorité des réfugiés ? La Jordanie incarne, dans la composition même de sa population, tous les conflits de la région. Pays de refuge successivement pour les Palestiniens, les Irakiens et aujourd’hui les Syriens, la présence des migrants forcés marque profondément le paysage urbain du royaume hachémite. L’arrivée des Syriens a profondément changé le nord du pays, où la majeure partie des réfugiés se sont installés. Le camp de Zaatari, qui compte plus de 80 000 habitants, en est le symbole le plus connu. Véritable ville où se juxtaposent les préfabriqués et encore quelques tentes, cet espace concentre tous les paradoxes de la présence syrienne en Jordanie. Les organisations humanitaires y sont omniprésentes, symbole de la vulnérabilité d’une population exilée privée de ressources.

A la différence des réfugiés irakiens, majoritairement issus des classes moyennes urbaines et qui s’étaient installés dans la capitale jordanienne, une large proportion des réfugiés syriens aujourd’hui est originaire de régions rurales, et donc plus vulnérables. Dans le même temps, les réfugiés ont su développer dans ce même espace, malgré les contraintes du gouvernement humanitaire, un espace de vie sociale et économique. Les réfugiés se sont regroupés par famille et villages d’origine. Préfabriqués et tentes ont été réagencés pour en faire des habitations, certes précaires, mais qui ont permis la recréation d’espaces privés. Des petits commerces et autres activités artisanales génératrices de maigres revenus parsèment le camp. Les réfugiés ont tenté de recréer un semblant de vie normale dans un contexte de dénuement presque total et soumis à de fortes contraintes. Les réfugiés syriens n’ont pas le droit de travailler et ceux qui résident dans les camps doivent obtenir une autorisation, attribuée pour une durée déterminée, pour en sortir.

La physionomie des villages et villes du Nord a également été profondément bouleversée par l’installation des réfugiés, qui s’inscrit dans la durée. Il faut rappeler que les trois principaux camps de réfugiés syriens en Jordanie ne regroupent que 20 % du total des Syriens. La coexistence entre Jordaniens et Syriens, si elle est facilitée par les liens historiques qui lient le sud syrien et le nord du royaume, est aussi marquée par les difficultés partagées par les deux populations liées à la pression accrue sur le marché de l’emploi, du logement et des services publics.

L’augmentation du nombre d’arrivées de réfugiés en Europe a contribué à rouvrir le débat sur l’aide à apporter aux pays frontaliers de la Syrie pour faire face aux défis posés par la présence prolongée de réfugiés sur leur sol. Mais, alors que le conflit se prolonge, la question de leur avenir reste en suspend.

La situation actuelle est marquée par une triple contrainte : 1) si les voisins de la Syrie ont largement ouvert leurs portes aux réfugiés, la question de leur installation sur le long terme n’est pas envisagée par les Etats d’accueil ; 2) le retour rapide en Syrie n’est pas une option pour la majorité des réfugiés, alors que le pays est toujours en proie à un conflit violent qui touche en premier lieu les civils ; 3) la réinstallation par le HCR en Europe, en Amérique du Nord ou vers d’autres pays tiers ne concernera qu’une infime partie de cette population.

S’il faut rappeler que tous les réfugiés ne souhaitent pas poursuivre leur route jusqu’en Europe, il est cependant nécessaire de réévaluer les politiques d’asile à l’échelle euroméditerranéenne afin que les personnes en besoin de protection puissent trouver refuge sans risquer leur vie sur les routes de l’exil.

Kamel Doraï, chercheur CNRS à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo).

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