En Libye, la «banditisation» des oppositions

Depuis quelques jours, de nombreux Etats demandent à leurs ressortissants de quitter la Libye. La situation sécuritaire s’est, en effet, considérablement dégradée ces dernières semaines avec de nombreuses victimes, un regain de violence, des vols, des kidnappings avec demandes de rançon, et de nombreuses victimes dans les combats. Les Occidentaux peuvent être des cibles de choix et ils sont donc particulièrement exposés.

La situation en Libye, et plus particulièrement à Tripoli, devient très tendue en raison d’un règlement violent d’une opposition déjà ancienne entre les Zintan du djebel Nefissa et les milices de Misrata qui cherchent à contrôler Tripoli. Ces deux forces qui sont sorties victorieuses de la lutte contre Kadhafi ont chacune des ambitions et des moyens militaires de s’opposer pour peser sur le jeu politique et préserver leurs ressources. Les Zintan contrôlent le pétrole en Tripolitaine. Les Misrati ont, entre leurs mains, une grande ville portuaire et se sont alliés aux islamistes. Ils sont plus nombreux mais ils ne disposent pas directement de ressources pétrolières. Il leur faut pour cela garder le contrôle de ce qui reste de l’Etat central.

Les deux parties tentent de réactiver d’anciennes alliances tribales, mais elles se heurtent à leurs oppositions avec les grandes tribus, notamment les Warfalla que la loi sur l’exclusion avait plus ou moins réussi à marginaliser en raison de leur implication dans le régime de Kadhafi.

On assiste donc à une crise armée entre ces deux groupes sur le terrain même de Tripoli et dans un contexte de grande fragmentation et de «banditisation» des oppositions. L’enjeu est à la fois la rente pétrolière et l’influence politique.

L’issue est incertaine mais il est probable que les Zintan finissent par faire pencher les grandes tribus en leur faveur. Ils détiennent des ressources importantes, ils sont auréolés par leur victoire contre Kadhafi à Tripoli. Ils peuvent s’allier avec les Kadhadhfa mais aussi les Warfalla, notamment en utilisant Saif el-Islam (le fils de Kadhafi) qu’ils refusent de livrer à la justice nationale et internationale. Les milices de Misrata ont cherché à pousser trop loin leur avantage et suscitent de fortes oppositions. Elles ont réussi à s’imposer dans les structures centrales de l’Etat mais sans parvenir à instaurer la sécurité dans le pays. On assiste à un retournement d’alliance qui s’opère contre l’Etat central, les islamistes et les Misrati. Les Libyens rejettent aussi l’influence du Qatar qui soutient les islamistes. Une réconciliation entre les Zintan et les tribus qui soutenaient Kadhafi est peut-être en train de se faire.

Même si l’intensité de la violence peut être extrême, il est peu probable que la situation débouche sur une «somalisation» de la Libye. La société libyenne est caractérisée par une régulation des oppositions tribales et des formes de «neutralisation» basées sur des recompositions complexes d’alliances qui conduisent à un équilibre instable mais qui permet de limiter les conflits et d’éviter que les choses ne dégénèrent trop. Toutes les parties ont hautement intérêt à trouver des accords pour permettre à la seule ressource disponible - le pétrole - de pouvoir être exploitée.

Après une phase de violence, des négociations peuvent être engagées même entre des forces tribales fortement opposées afin de reconstruire un ordre politique et des structures étatiques. Il est probable, cependant, qu’elles prendront une forme fédérale permettant à chaque région de vivre de manière plus ou moins autonome.

La communauté internationale n’a qu’une marge de manœuvre limitée pour accompagner le processus. Européens, Américains, pays du Golfe ont des intérêts divergents et chaque pays cherche à prendre pied en Libye pour préserver ses intérêts énergétiques ou sa stratégie d’influence régionale. Il existe de vraies divergences qui sont, d’ailleurs, utilisées par les tribus dans leurs conflits internes. Il ne faut pas oublier aussi que la Libye dispose des ressources pour se reconstruire et que la dépendance vis-à-vis de l’Occident est limitée. Il serait important que la communauté internationale puisse parler d’une seule voix et évite de soutenir, de manière dispersée, tel ou tel groupe qui semble à même de défendre ses intérêts mais qui en réalité instrumentalise l’aide extérieure. Une vision commune, la définition de conditions d’achat du pétrole, des propositions concertées pourraient contribuer à l’amorce d’un processus de pacification même si cela ne sera pas décisif dans le paroxysme actuel de la crise.

Jean-Yves Moisseron, rédacteur en chef adjoint de la revue Maghreb-Machrek.

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