En Libye, Misrata est « le principal garant militaire du processus de réconciliation »

L’entrée à Syrte des forces du nouveau gouvernement Sarraj conforte la stratégie de ce dernier de mettre en avant « la bataille de Syrte » pour sa portée symbolique forte et son potentiel unificateur. Chasser l’organisation Etat islamique est une garantie de gain de crédibilité et de ralliements. L’affirmation d’une force, dans le contexte de fragmentation libyen, a, en soi, un effet centralisateur et ouvre la possibilité d’entrer dans un cercle vertueux.

Après l’affirmation graduelle de son autorité sur Tripoli et la prise de contrôle des principaux ministères, le gouvernement confirme par cette bataille qu’il ne manque ni de ressources ni d’enracinement. Si l’ONU a contribué à son émergence, celle-ci est d’abord due à des dynamiques endogènes. Il y a plus d’un an que les principales forces militaires locales s’étaient engagées dans des réconciliations à la base, tournant le dos aux deux pouvoirs concurrents de Tripoli et de Tobrouk. Les émissaires de l’ONU n’ont fait qu’accompagner ce mouvement en s’appuyant sur les acteurs locaux désengagés de la guerre pour contourner les blocages des deux gouvernements rivaux.

Mais autant que les impasses de la guerre, les dividendes de celle-ci et leur reconversion entrepreneuriale ont été l’autre ingrédient du processus de stabilisation. Il n’est pas fortuit que ce soit des milices de Misrata qui soient entrées les premières dans Syrte.

Hier déterminantes dans la chute de Kadhafi, puis contre le Parlement élu en 2014 qu’elles ont contraint à se réfugier à Tobrouk parce qu’elles l’assimilaient au retour des anciennes élites, elles sont au contraire, aujourd’hui, le principal garant militaire du processus de réconciliation. Elles assument l’essentiel de la sécurisation de Tripoli avec 53 compagnies contrôlant le sud-ouest de la ville, son centre et ses lieux de pouvoir.

Un Conseil des entrepreneurs

Mais derrière les milices, ce sont les entrepreneurs qui ont pesé dans le basculement de Misrata vers la réconciliation. Très structurés dans un Conseil des entrepreneurs, ils ont fait gagner, aux municipales d’avril 2014, une liste sur un programme de réconciliation. Cette victoire signifiait que la ville revenait à son identité première de ville entrepreneuse. Misrata est une cité aux vieilles traditions commerçantes et urbaines.

Ses négociants dominent l’activité économique à l’intérieur du pays, y compris à l’Est où se trouve le gouvernement rival de Tobrouk. Ayant acquis une position de force sur le terrain politique et militaire qui leur était interdit par Kadhafi, ils reviennent à la rationalité entrepreneuriale qui a fait leur force et les pousse à la réconciliation. La vigueur et la viabilité du modèle économique de Misrata passent par un rayonnement sur tout le pays. Au risque de nuire à celui-ci et de s’enclaver, elle se devait de déminer les inimitiés à son égard.

C’est aussi le cas d’une partie importante des nouvelles élites surgies de la guerre, qui mise sur la stabilité pour pérenniser ses positions. La trajectoire de Abdelhakim Belhadj, ancien djihadiste et premier gouverneur militaire islamiste de Tripoli, symbolise cette tendance. Homme fort de Tripoli, il ne réussit pourtant pas à s’y faire élire et sera un des meneurs de l’opération militaire Fajr Libyia qui a chassé le Parlement élu vers Tobrouk. Aujourd’hui, il soutient la réconciliation et participe à sa sécurisation avec 27 compagnies armées qui contrôlent l’est de Tripoli. C’est qu’entre-temps il a réussi à se convertir aux affaires.

Cette dynamique de prédation et sa conversion entrepreneuriale se lisent dans le paysage urbain au travers de microchantiers qui, au contraire des grands chantiers de l’avant-révolution arrêtés, foisonnent à Tripoli. Tout comme se lit le poids de la violence qui l’a permise dans les balafres infligées par ces constructions aux paysages inconstructibles : plages, sites archéologiques et espaces forestiers.

Les miliciens affairistes veulent la paix

Les circuits commerciaux sont autant chamboulés par une nouvelle élite de miliciens argentés qui se connectent aux réseaux extérieurs, se dispensent de payer les impôts et bloquent les importations de leurs concurrents. Ces reclassements, favorisés par la violence, ne sont pas à la portée de tous. Les miliciens affairistes font partie de ceux qui étaient refoulés au seuil de l’élite et frappaient à sa porte. Aujourd’hui qu’ils sont dans la demeure, ils veulent la paix pour fructifier leur « accumulation primitive » en la recyclant.

Derrière le blocage que rencontre le gouvernement Sarraj pour son adoubement par le Parlement de Tobrouk, il y a aussi une question de dividendes de guerre. Un noyau dur d’une vingtaine de députés « fédéralistes », appuyés sur des milices tribales et alliés au général Haftar, y joue un rôle disproportionné et le tient en otage malgré une majorité de députés prête à le soutenir. Ils instrumentalisent le sentiment de frustration de la région Est, marginalisée par Kadhafi.

Mais derrière, il y a le ressentiment et le désir de revanche contre les élites économiques de Misrata qui dominent toute l’activité économique de la région Est dont le développement, favorisé par la proximité des gisements pétroliers, a mieux profité à ces dernières qu’aux élites locales marquées par la tradition pastorale. La montée en puissance des élites de Misrata peut rajouter aux crispations de celles de l’Est.

La récupération d’une partie de ces dernières par une franche ouverture, y compris par le recyclage des seigneurs de la guerre comme à l’Ouest, conditionne le devenir du gouvernement Sarraj, qui dispose d’une rare fenêtre d’opportunité pour asseoir et légitimer une autorité centrale.

Par Ali Bensaâd, géographe, enseignant chercheur à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (université d’Aix-Marseille) et à l’Ecole française de Rome.

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