En luttant contre l’islam politique, l’Occident démocrate se trompe dangereusement de cible

Que sont les islamistes devenus ? Ont-ils été victimes de la tempête contre-révolutionnaire lancée contre ceux qui, il y a un peu moins de dix ans, avaient eu l’impertinence de rafler la mise des premiers scrutins libres du « printemps arabe » ? Ou ont-ils été discrédités par les excroissances djihadistes que la répression a contribué à faire sortir de leurs rangs ? A en croire les voix les plus sonores, les adeptes d’Hassan Al-Banna, le fondateur des Frères musulmans en 1928, seraient défaits militairement en Egypte, invisibles dans le Hirak algérien, phagocytés en Tunisie par leur proximité du pouvoir ou leur crainte paradoxale de l’exercer. Et ils seraient, au Liban, en Irak ou au Soudan, dès lors qu’ils sont ou pourraient être au pouvoir, menacés par « la jeunesse révolutionnaire ».

Dans l’inconscient occidental – tout comme, il est vrai, dans la diplomatie de la France, et pas seulement en Libye – plane ainsi la conviction terriblement simplificatrice que seule la disparition des mouvements islamistes permettrait d’envisager un monde apaisé. La réalité, plus contrastée, pourrait s’articuler en quatre ou cinq nuances.

Plus que jamais, il est difficile de parler au singulier de l’islam politique. Les courants légalistes, capables et désireux de former des majorités de gouvernement, sont certes aujourd’hui confrontés à une puissante réaction contre-révolutionnaire. Mais ils sont loin d’avoir disparu des scènes ou des urnes du Maghreb ou du Proche-Orient. Leur part de marché devrait plutôt s’exprimer en termes d’une « omniprésente diversité ». En 2018 et en 2019, au Liban, en Irak ou en Tunisie, dans des contextes fondamentalement différents, ils sont encore régulièrement sortis en tête des scrutins « post-printaniers ».

Mais la meilleure preuve de la résilience de l’islam politique réside sans doute dans l’acharnement obsessionnel que déploient très sélectivement contre lui les défenseurs régionaux de l’ordre autoritaire arabe. Ces derniers, en effet, savent mieux que quiconque que – bien davantage que ses rivaux salafistes, plus faciles à instrumentaliser –, c’est bien le courant des Frères musulmans qui constitue la première menace à leur pérennité.

Un agenda profane et démocratique

Derrière le dénigrement de l’islam politique,l’ennemi des autocrates est plutôt l’alternance du même nom ! A bien des égards, comme a osé l’énoncer en conclusion de sa longue trajectoire dans le renseignement et la diplomatie l’ex-général d’aviation Philippe Gunet, peu avant sa mort, dans une tribune pour Orient XXI, l’idée s’instaure irrésistiblement que c’est la démocratie qui pourrait bien ainsi être devenue aujourd’hui « la première victime de la lutte contre l’islam politique ». L’Occident démocrate serait ainsi en train de se tromper dangereusement de cible.

N’oublions pas ensuite que ce courant légaliste est traversé de profondes évolutions. En particulier, comme l’illustre le pionnier tunisien Ennahda, sa communication est de moins en moins islamique, et de plus en plus politique. Ou, plus exactement, les objectifs de l’agenda islamiste issu de l’école des Frères musulmans sont beaucoup plus explicitement profanes et banalement démocratiques que la focalisation religieuse et dogmatique dans laquelle ses adversaires ont toujours souhaité l’enfermer.

Lorsqu’il prend le pouvoir ou y participe (en Iran, en Turquie, en Irak ou au Liban, avec le Hezbollah), l’islam politique n’est bien sûr jamais à l’abri – comme l’a montré l’expérience soudanaise, même si Omar Al-Bachir ne puisait plus, de très longue date, sa légitimité dans les ressources de l’islam politique – d’inévitables dérives autoritaristes, inhérentes à tout régime au long cours. Mais, ni en Tunisie ni en Egypte, ses contre-performances sur ce terrain ne peuvent se comparer avec celles des régimes laïques qu’il a combattus. Ni dans l’Egypte de Morsi ni dans la Tunisie de Ghannouchi ne s’est abattu « le règne de la charia » tant de fois prédit par les cassandres.

Les systèmes nés de la contribution des islamistes au pouvoir n’ont nulle part empêché aussi efficacement que leurs prédécesseurs – durablement protégés, pourtant, par les Occidentaux au nom de leur laïcité – l’expression en leur sein de forces capables de les contester. Ce fut plutôt le triomphe d’une vieille règle très profane, celle du « politics as usual ».

Une surenchère anxiogène

Le carburant de l’affirmation identitaire islamiste étant de nature avant tout réactive, sa capacité de mobilisation est évidemment appelée à s’affaiblir et, un jour, à disparaître. Mais cette heure-là, que l’on peut parfois pressentir, pas seulement en Iran, semble encore bien loin d’avoir sonné. Notamment parce que la peur de l’islam qui monte au Nord, en Europe, aboutit paradoxalement à remobiliser les ressources identitaires (islamiques) de son interlocuteur du Sud.

Face à la surenchère anxiogène, il faut donc impérativement rappeler une donnée primordiale : si, sur les scènes politiques de l’ex-périphérie coloniale de l’Europe, le lexique de la religion musulmane devait un jour se démonétiser, les crispations qu’il suscite en Europe n’appartiendraient pas pour autant au passé. Pas plus qu’une défaite électorale du Hamas – dont les Israéliens prétendent qu’elle est la condition première de l’acceptation de leur « paix diktat », sous le prétexte d’une reconnaissance inachevée de l’Etat hébreu – ne mettrait fin à la résistance palestinienne.

Quel que soit le lexique – profane ou religieux, nationaliste ou transnational – qu’utiliseront demain les sociétés du Sud, celles-ci continueront très légitimement à affirmer leurs droits et, ce faisant, à contester les privilèges en tous genres acquis par l’Europe au faîte de sa puissance coloniale d’abord, impériale ensuite. Pourquoi, dès lors, continuer à se tromper de cible ?

François Burgat est directeur de recherche émérite au CNRS. Il est notamment l’auteur de Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973-2016 (La Découverte, 2016).

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