En mer de Chine méridionale, « l’ambiguïté » est la meilleure stratégie

Les contentieux territoriaux en mer de Chine méridionale sont à l’agenda du 16e sommet sur la sécurité en Asie (appelé aussi Dialogue Shangri-La), organisé à Singapour, qui rassemble du 2 au 4 juin les principaux acteurs de la défense en Asie-Pacifique. Plus de la moitié du commerce maritime mondial transite dans cet espace, qui compte parmi les plus riches en ressources et biodiversité sous-marine.

La zone fait l’objet de revendications concurrentes de la Chine (qui prétend posséder 90 % de la zone) et des Etats côtiers (Taïwan, Philippines, Vietnam, Malaisie, Brunei, Indonésie). De tels désaccords n’ont rien d’exceptionnel dans une région située aux confins d’anciens empires, à terre comme en mer, mais leur évolution récente est préoccupante.

Poldérisation

Les autorités chinoises ont accéléré depuis 2014 la poldérisation de récifs dans les archipels des Spratleys et Paracels, qui accueillent désormais des pistes d’atterrissage adaptées à tous types d’aéronefs, des antennes radar et des batteries de missiles antiaériens.

Elles y exercent une présence multiforme avec des bâtiments militaires, des garde-côtes ou des pêcheurs présentés comme les gardiens du territoire maritime national. En parallèle, l’augmentation des investissements de défense des Etats de la région, largement consacrés à la mise à niveau de leur équipement naval, fait redouter la survenue d’incidents en mer. Plus largement, ces différends sont susceptibles d’affecter la liberté de naviguer et la sécurité environnementale.

Ce contexte voit se multiplier les appels à démêler la situation au regard de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (Unclos) et à codifier les interactions en adoptant un code de conduite des parties en mer de Chine méridionale, promis depuis 2002.

La maxime du cardinal de Retz

Cette double recommandation s’ancre dans une tradition occidentale, rationaliste et contractualiste, qui tend à considérer comme pathogènes les situations d’incertitude tandis que la clarification se ferait nécessairement en faveur de la paix. La notion de « ligne rouge », en dépit de la triste mémoire qu’elle a laissée au Moyen-Orient, refait même surface au sujet des velléités chinoises d’investir le récif de Scarborough (situé dans la zone économique exclusive des Philippines) pour y installer une station de contrôle environnemental.

L’évolution récente de la situation régionale invite pourtant à transposer la maxime du cardinal de Retz : en mer de Chine méridionale, on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. A l’été 2016, la Cour permanente d’arbitrage de l’Unclos saisie par le gouvernement des Philippines a récusé l’essentiel des revendications chinoises dans la zone disputée entre les deux Etats.

Moins d’un an plus tard, la situation s’est bien clarifiée, mais au détriment des Philippines et, par ricochet, des Etats impliqués dans des contentieux similaires avec Pékin. La tentative de trancher la situation en faisant appel à un acteur extérieur a en effet débouché sur une démonstration de l’inefficience de la justice internationale, dont la légitimité avait été reniée par le gouvernement chinois avant même la tenue du jugement.

Au cœur de la philosophie chinoise classique

Ce dernier a incité les Etats concernés à durcir leurs postures, aboutissant au renforcement de la présence chinoise et aux aveux d’impuissance du président philippin Duterte, qui a reconnu à plusieurs reprises ne pas s’estimer en capacité de réagir à l’annexion de Scarborough.

Ce développement souligne que l’apaisement de la situation régionale ne peut venir que du dépassement de modes de régulation oscillant conventionnellement entre démonstration de puissance et judiciarisation des relations internationales. Réhabiliter la notion d’ambiguïté, au demeurant présente au cœur de la philosophie chinoise classique, peut sembler inélégant d’un point de vue théorique et peu propice à l’anticipation stratégique.

L’ambiguïté est pourtant la marque de relations internationales complexes, notamment dans des situations de disputes territoriales entre des Etats liés par des situations d’interdépendance économique, sociale et politique. L’ambiguïté stratégique qui prévalait dans la région avant à la publicisation de ces différends avait certes laissé la Chine accroître progressivement sa présence.

Une action internationale concrète et intégrative

Mais contrairement aux injonctions à la clarification, elle ne fermait pas la porte à une issue négociée comme cela fut le cas en 2000 avec le Vietnam, dans le golfe du Tonkin. Loin de s’apparenter à un aveu d’impuissance, une approche constructive de l’ambiguïté devrait inspirer une action internationale concrète et intégrative, plutôt qu’injonctive et stigmatisante.

En mer de Chine méridionale, cette évolution doit passer par la promotion de thématiques de coopération favorisant la diversification des partenariats internationaux. La préservation de l’environnement maritime et la recherche scientifique font d’ores et déjà l’objet de coopérations régionales et pourraient intégrer davantage de partenaires extérieurs, particulièrement la France et l’Union européenne, pour contribuer à désenclaver les Etats les moins puissants.

Parallèlement, poursuivre l’exercice pacifique du droit de passage des bâtiments civils et militaires dans les eaux internationales, comme s’y est engagée la France en coordination avec ses partenaires européens, est nécessaire pour prévenir l’instauration du contrôle de fait d’un seul acteur sur les espaces disputés. Plus que l’affirmation de lignes rouges et de postures figées, seul un tel renforcement des interactions avec l’ensemble des acteurs de la zone et l’exercice concret des prérogatives garanties par le droit international semble à même de stabiliser la situation et de permettre l’apaisement des tensions.

Par Delphine Allès, professeure de science politique, université Paris-Est-Créteil.

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