En Pologne, le champ de bataille de l’histoire

Dans de nombreux pays, l’histoire suscite l’intérêt des populistes de droite : elle présente des opportunités de propagandequi leur permettent de peser sur les esprits des électeurs, de les unir autour de slogans de restauration de la fierté du passé national et de les mobiliser à l’encontre d’«étrangers» qui mettraient en péril la communauté ethnique et religieuse. Ces «étrangers» désignent souvent une part intégrante de cette société - des élites «cosmopolites» et «européanisées» qui auraient perdu tout contact avec leur nation et son «homme simple». Ces slogans, tout comme cette ingénierie sociale, font partie du répertoire invariable des adversaires de la démocratie libérale et de l’Union européenne, mais le cas polonais demeure exceptionnel. Depuis trois ans, la Pologne est gouvernée par un parti pour lequel l’histoire est devenue une obsession, l’un de ses principaux moyens de communication avec ses partisans et de stigmatisation de ceux qu’il considère ses ennemis.

La «politique historique» est l’un des slogans centraux du programme de Droit et Justice [le parti ultraconservateur au pouvoir]. D’après les politiciens de ce parti, il n’y a qu’à eux qu’importerait l’histoire polonaise. Tous les autres milieux, qu’ils aient exercé le pouvoir politique précédemment ou qu’ils aient présidé au «gouvernement des âmes», auraient été indifférents à l’histoire nationale, voire, pire, se seraient livrés à ce qu’ils décrient comme une «pédagogie de la honte». Ce terme recouvre le fait d’étudier les pages noires de l’histoire polonaise, comme l’antisémitisme. La preuve irréfutable en aurait été le débat public qui s’est tenu sur le crime de Jedwabne de 1941, lorsque les habitants polonais de cette bourgade assassinèrent leurs voisins juifs à l’instigation des Allemands.

Dès les premiers jours de sa gouvernance, Droit et Justice a entrepris de réécrire l’histoire polonaise afin qu’elle reflète sa vision de parti et qu’elle «façonne» un électorat qui lui conserverait ses sympathies lors des échéances électorales à venir. Ainsi, Lech Wałęsa n’est plus présenté comme le meneur charismatique de la grève des ouvriers du chantier naval de Gdansk de l’été 1980 ou le leader du mouvement Solidarnosc tout au long de la décennie qui suivit, mais comme un agent secret du Service de sécurité communiste qui, sur commande de ce dernier, aurait piloté l’opposition politique et la transformation de la Pologne en un système démocratique. En lieu et place de Lech Wałęsa, on promeut désormais Lech Kaczynski, le frère défunt de Jarosław Kaczynski, le président de Droit et Justice, l’homme qui règne en maître sur la Pologne. Lech Kaczynski était un activiste au sein de Solidarnosc, mais de second rang. Aujourd’hui, son rôle est amplifié bien au-delà des faits historiques avérés, et l’appareil de propagande étatique est occupé à bâtir le culte d’un politicien défunt en capitalisant sur sa mort tragique dans la catastrophe aérienne de Smolensk de 2010.

Une offensive législative est aussi menée pour infléchir la façon dont est racontée l’histoire. En janvier, un amendement à la loi de tutelle de l’Institut de la mémoire nationale a été voté qui introduisait la possibilité de punir de trois ans de prison toute personne qui présenterait les attitudes des Polonais au cours de la Seconde Guerre mondiale de façon à suggérer «une coresponsabilité de la nation polonaise» dans les crimes perpétrés à l’encontre des Juifs et des Ukrainiens. Sous la pression des Etats-Unis et d’Israël, le gouvernement a fait marche arrière sur les peines d’emprisonnement pour qui traiterait la question de la participation polonaise dans l’extermination des Juifs, mais les amendes financières ont été maintenues. Des sanctions ont aussi été votées pour ceux qui présenteraient le conflit polono-ukrainien d’une façon «incorrecte».Le parquet mène une enquête à l’encontre d’un historien qui s’est publiquement exprimé à ce propos.

Le champ de bataille le plus spectaculaire de ce conflit pour l’histoire a été le musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdansk (1). Il s’agit du plus grand musée historique de Pologne, initié en 2008 par Donald Tusk, alors Premier ministre polonais. Son principe était d’y montrer l’histoire polonaise aux côtés de l’expérience d’autres nations ayant pris part à la guerre. Droit et Justice l’attaqua violemment, exigeant que n’y soit montré que le sort des populations polonaises. La perspective comparatiste risquait, selon eux, de mettre en danger la singularité polonaise, d’amoindrir son héroïsme et ses souffrances. Jarosław Kaczynski annonça que si son parti gagnait les élections, il modifierait l’exposition du musée de façon à ce qu’elle présente un «point de vue polonais». Après sa prise de pouvoir à l’automne 2015, le gouvernement de Droit et Justice tenta tout d’abord d’empêcher l’ouverture du musée - alors déjà presque achevé. Finalement, il fut inauguré en avril 2017, de facto contre la volonté de ses dirigeants politiques, dans un climat de grande tension. Immédiatement après, les créateurs de ce musée en furent écartés, et l’exposition commença à être peu à peu modifiée afin de refléter la vision de l’histoire d’un seul parti.

Par Paweł Machcewicz , professeur à l’Académie polonaise des sciences. Traduit par Thibault Deleixhe.


(1) Paweł Machcewicz a créé le musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdansk et fut son premier directeur de 2008 à 2017. Deux semaines après l’ouverture du musée au public, il fut démis de son poste par le gouvernement de Droit et Justice.

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