En Russie, une presse aux ordres

La guerre de l'information serait-elle légitime pour rétablir un équilibre des visions du monde ? En Ukraine comme en Russie, Vladimir Poutine tente selon ses affidés de faire contrepoids à une « russophobie » portée par les grands médias occidentaux. Le « premier ministre » de Crimée installé par Moscou, Sergueï Axionov, affirmait sans vergogne quelques jours avant le référendum : « Nous ne voulons pas voir ici ceux qui viennent pour tout retourner cul par-dessus tête. » Cette dénonciation n'épargne pas les médias indépendants russes, assimilés à une sorte de cinquième colonne.

Les porte-parole du Kremlin dénoncent l'emprisonnement des journalistes dans une vision unilatérale des affaires du monde, pour ne pas dire une inféodation à l'empire américain, s'ils ne sont pas alignés sur la position officielle russe. Moscou estime devoir rétablir l'équilibre face à une information qu'elle croit biaisée et soutient donc une lecture des événements plus proche des sentiments profonds du peuple russe, naturellement confondus avec les intérêts de l'oligarchie, vision bien servie par les médias à la botte du pouvoir comme Russia Today.

Il n'est pas question ici de récuser l'existence en Europe ou aux Etats-Unis de « biais », c'est-à-dire d'influences culturelles inconscientes et de prismes déformants dans le traitement de l'information, malgré les pratiques professionnelles et les règles déontologiques. Les journalistes ont parfois (trop souvent) tendance à s'aligner sur les intérêts diplomatiques des pays dont ils sont ressortissants.

Mais en l'espèce il ne s'agit pas de divergences de visions du monde et d'une sorte de « rattrapage ». Le Kremlin a mis la Crimée sous une cloche de propagande, si ce n'est une chape de plomb. Le 1er mars, une trentaine d'hommes en armes de la milice prorusse Front de Crimée faisaient irruption dans le centre de presse de Simferopol, qui abrite les bureaux du Centre d'investigations journalistiques. « De fausses informations proviennent de ce bâtiment », expliquaient les miliciens. Bloquant les journalistes, cette soldatesque intimidante proposait de trouver « un accord sur une couverture correcte des événements ». On ne compte plus les agressions de journalistes. Les interpellations, voire les enlèvements, se multiplient.

UNE DÉRIVE GRAVISSIME

Depuis le 9 mars, le signal des chaînes de télé ukrainiennes et locales a été coupé en Crimée et remplacé par des chaînes russes (des opérateurs ukrainiens ont à leur tour suspendu les principales chaînes russes). Dans le même temps, des chaînes russes se sont rendues coupables de manipulations caractérisées, de propagandes mensongères. Pour Poutine, les médias occidentaux peuvent entrer en Crimée, l'essentiel, c'est que l'information à destination de son « public cible » demeure sous contrôle. Dans ces conditions est-il pertinent d'invoquer l'« autodétermination des peuples » ? L'occupation le rend dérisoire. On ne saurait mettre sous l'éteignoir le droit à l'information comme on enferme la radioactivité sous le béton à Tchernobyl.

Ces atteintes ne sont pas cantonnées à la seule péninsule de Crimée. Le 14 mars à Moscou, un député du parti croupion Russie juste déposait à la Douma une proposition de loi visant à emprisonner les dirigeants de médias qui diffusent « des informations mensongères antirusses ». Dans ce pays où des journalistes se retrouvent en prison pour avoir enquêté sur des affaires de corruption (le sujet tabou), où les assassinats de journalistes demeurent largement impunis, où les lois liberticides s'accumulent, le pouvoir tente d'annexer les espaces de liberté et de résistance. Derrière les décors Potemkine des Jeux olympiques de Sotchi, la chaîne de télévision indépendante Dojd a disparu des écrans, exclue des bouquets des compagnies de diffusion câblée et satellitaire. La chaîne fait l'objet d'une enquête du parquet de Saint-Pétersbourg et d'une vingtaine de demandes de réparations financières.

Le 12 mars, Galina Timtchenko, rédactrice en chef du premier site d'information indépendant russe, Lenta.ru, était démise de ses fonctions. Le site venait de faire l'objet d'un avertissement de la part de l'autorité russe de surveillance des communications, le Roskomnadzor, au motif que l'un de ses journalistes avait interviewé un leader ultranationaliste ukrainien. Un entretien en rien complaisant. Mais en Russie il devient de plus en plus difficile de tendre son micro à ceux qui ne sont pas dans les petits papiers du Kremlin. Depuis le 13 mars, trois des principaux sites d'information proches de l'opposition, Grani.ru, Kasparov.ru et EJ. ru sont inaccessibles en Russie.

Nonobstant l'importance du gaz russe et des fortunes des oligarques, il est urgent qu'à Berlin, Londres, Paris et Bruxelles on se rende compte que les pratiques en vigueur à Moscou ne relèvent pas du folklore local, mais d'une dérive gravissime.

Par Christophe Deloire, Secrétaire général de Reporters sans frontières.

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