En soutien aux victimes de Josu Urrutikoetxea

Dans Libération du 31 mai, Alain Badiou, Etienne Balibar, Thomas Lacoste, Jean-Luc Nancy, Toni Negri et Jacques Rancière signent une tribune intitulée : «En soutien à Josu Urrutikoetxea». Elle pourrait prêter à rire si elle ne réveillait pas l’histoire de crimes tragiquement absurdes et inutiles.

Ces signataires n’ont en effet pas honte de comparer implicitement l’Espagne démocratique à l’Afrique du Sud de l’apartheid pour dénoncer l’arrestation le 16 mai d’un des chefs de l’organisation terroriste basque ETA dissoute en mai 2018. «Imaginerait-on, écrivent-ils, en Afrique du Sud, en juin 1991, une fois abolis les piliers des lois de l’apartheid, que le futur Prix Nobel de la paix, Nelson Mandela, soit remis en prison ?» Veulent-ils nous faire croire que des Basques étaient ségrégués comme des Noirs sud-africains, ou que ce chef d’ETA mériterait d’être récompensé parce qu’il a finalement décidé que les meurtres n’étaient plus utiles à sa cause ?

Les signataires font semblant d’oublier qu’en 1977, une fois Franco mort et enterré, tous les prisonniers d’ETA ont bénéficié de la loi d’amnistie et sont sortis de prison. Les militants qui, comme Urrutikoetxea (plus connu sous l’alias de «Josu Ternera»), ont ensuite fait le choix de tuer des centaines de personnes, se sont attaqués frontalement à la démocratie, à l’esprit de compromis qu’avait ouvert la Constitution de 1978. Ils ont assassiné des concitoyens désarmés dans un Pays basque gouverné par un Parti nationaliste qui défend l’indépendance de cette région. Dans les vingt années où Josu Urrutikoetxea a été le chef d’ETA, l’organisation a tenté d’empêcher la transition post-franquiste en commettant de très nombreux attentats pendant les périodes de négociations les plus délicates : 66 morts en 1978, 76 en 1979, 92 en 1980, puis entre 19 et 52 morts par an durant toute la décennie 80.

Ces signataires font aussi mine de croire que la décision de Josu Ternera d’arrêter d’assassiner ou de faire assassiner des gens l’exempte de responsabilité pénale. Il est pourtant actuellement poursuivi pour avoir ordonné, en 1987, un attentat à la voiture piégée contre une caserne de la garde civile de Saragosse où vivaient des familles, et qui provoqua 88 blessés et 11 morts dont 6 enfants : les jumelles Miriam et Esther Barrera, 3 ans ; Silvia Pino, 7 ans ; Rocío Capilla, 12 ans ; Silvia Ballarín, 6 ans ; Ángel Alcaraz, 17 ans. Mais pour les militants d’ETA les gardes civils étaient des «chiens» (txakurrak en basque) et leurs enfants des «fils de chiens».

Arrêté en France en 1989, puis extradé, Josu Ternera a pu se présenter en 1998 et en 2001 sur les listes du parti associé à ETA. Elu au Parlement autonome basque, il y a été choisi comme membre de la commission des Droits de l’homme, ce qui fut vécu comme une insulte par les associations de victimes et les citoyens basques non nationalistes. Faut-il rire ou pleurer de voir aujourd’hui des intellectuels médiatiques attribuer une «hauteur morale» à ce nationaliste cruel qui n’a jamais remis en question ses choix mortifères ? Alain Badiou considère que les récits des atrocités de la révolution culturelle en Chine sont une caricature (1). On comprend qu’il ne s’encombre pas de précisions concernant les années noires du terrorisme nationaliste basque. Dire que ETA a «remis ses armes à la population basque» est un pénible non-sens (à quels Basques ? Ceux qu’ils ont tués ?).

Les signataires font référence au rôle que Josu Urrutikoetxea a joué lors des négociations de 2006 qui précédèrent la fin de l’organisation (il y eut encore 12 assassinats entre la trêve de 2006 et le dernier attentat de 2010 qui a pris la vie du policier français Jean-Serge Nérin). Ils insistent sur le mot «unilatéral» comme si seule la générosité des terroristes expliquait leur dissolution. Les militants emprisonnés qui ont recherché le pardon de leurs victimes ont eu le courage de mettre unilatéralement fin à la raison de la terreur. Mais ceux-là ne mériteront pas le soutien des six signataires. Les partis politiques espagnols n’ont pas accordé de légitimité à la fameuse Conférence internationale présidée par Kofi Annan parce qu’ils ne reconnaissent pas l’existence, depuis 1978 en Espagne, d’un «conflit armé» entre deux camps. Il y a eu de la part d’ETA usage de la terreur pour imposer à tous les citoyens une conception unique du Pays basque. Les victimes d’ETA refusent aussi le concept de conflit, car elles veulent que l’on parle des assassinats. Nombre d’entre elles attendent encore justice, notamment les familles des enfants morts à Saragosse en 1987. Il y aurait encore environ 300 meurtres non élucidés.

Nous sommes «inquiets et consternés», comme disent les signataires à propos de cette arrestation, de voir que des intellectuels qui se disent de gauche «s’avilissent» à mentir sur la réalité du terrorisme d’ETA, soutiennent une idéologie nationaliste exclusive et piétinent la mémoire de ses victimes.

Auteurs : Barbara Loyer, Professeure; Maurice Goldring, Professeur émérite; Fernando Aramburu, Ecrivain, auteur de «Patria»; Fernando Savater, Philosophe; Maite Pagazaurtundúa, Députée européenne; Béatrice Giblin, Professeure émérite; Brigitte Pradier, Conseillère municipale (Biarritz) et Kattalin Gabriel-Oyhamburu, Politologue.

Ont souhaité aussi manifester leur soutien à ce texte : Antonio Jiménez Blanco (Professeur), Cayetana Alvarez de Toledo (Députée), Félix de Azúa (Ecrivain), Andrés Trapiello (Ecrivain), Guillermo de la Dehesa (Economiste), Francisco Sosa Wagner (Professeur), Mercedes Fuertes (Professeure), Francisco Javier Irazoki (Ecrivain), Gorka Maneiro (Ancien député au Pays basque), Alfonso Ruiz Miguel (Professeur), Ramón Puig de la Bellacasa (Professeur), Juan Calaza (Economiste), Ramiro Cibrián (Ambassadeur), Carlota Solé i Puig (Professeure), Juan Carlos Fernández Savater (Peintre), Pablo Barrios (Professeur), Roberto Blanco Valdés (Professeur), Carlos Martinez Gorriarán (Ancien député), Diego Escamez (Professeur de lettres Biarritz) et Félix Ovejero (Professeur).


(1 ) «Badiou, hibernatus philosophe», sur Libération.fr (10 octobre 2014)

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *