En Syrie, le « califat » est voué à l’échec pour des raisons économiques

Le 29 juin 2014, Abou Bakr Al-Baghdadi a décrété la restauration du « califat » dans les zones directement contrôlées par l’organisation Etat islamique, marquant sa volonté de créer un véritable Etat avec une assise territoriale. Cette ambition marque une rupture avec le modèle spatial d’Al-Qaida, réticulaire et aterritorial.

Le pouvoir exercé par l’organisation Etat islamique suit le modèle d’Al-Qaida dans la plupart des régions du monde où des groupes indépendants lui ont prêté allégeance. Néanmoins, dans une zone à cheval sur l’Irak et la Syrie, l’organisation Etat islamique exerce directement le pouvoir en contrôlant les appareils répressifs et judiciaires et en assurant la fourniture de services de base à la population.

Côté irakien, cette organisation fondamentaliste contrôle une bande large de 200 kilomètres environ qui longe la frontière avec la Syrie. Côté syrien, elle contrôle la moitié est du pays – qui comptait avant le début de la crise environ 6 millions d’habitants, soit un quart de la population totale –, limitée au nord par les régions administrées par les indépendantistes kurdes et à l’ouest par les territoires contrôlés par le régime de Bachar Al-Assad ou des groupes rebelles.

Depuis sa prise de pouvoir, l’organisation Etat islamique tire profit des ressources du territoire qu’elle contrôle, qui lui rapporteraient quelques milliards de dollars par an et dont une bonne part se trouve dans la partie syrienne. Parmi elles, la plus importante est le pétrole, principalement exploité dans les puits situés autour de Deir ez-Zor en Syrie, auquel il faut ajouter les taxes imposées à la population, des trafics – d’œuvres d’art par exemple, pillées dans les sites archéologiques – et les denrées agricoles, dont la majorité provient des zones irriguées du bassin de l’Euphrate.

Vide de puissance

Malgré les richesses qu’il recèle, le bassin de l’Euphrate syrien ne constituait pas un territoire à conserver prioritairement pour l’Etat syrien. En dépit de l’importance économique du pétrole – il représentait 50 % des revenus de l’Etat syrien dans les années 2001 –, le régime baasiste a abandonné cette région à l’organisation Etat islamique à partir de 2013.

Le caractère marginal de ce territoire, éloigné des grands centres urbains, l’a rendu particulièrement difficile à défendre et le régime manquait de moyens militaires alors que ses fiefs sur le littoral Ouest et dans la capitale étaient prioritaires. Ce manque d’intérêt pour le bassin de l’Euphrate concerne également les autres puissances régionales, dont les préoccupations se situent le plus souvent ailleurs.

C’est sans doute ce vide de puissance qui a permis à l’organisation Etat islamique de s’implanter dans la région, et de contrôler rapidement ce vaste territoire. Néanmoins, sa structure administrative est encore légère et les ressources locales ne seront pas suffisantes pour lui permettre de remplir son ambition de créer un véritable Etat capable de redistribuer des richesses à la population tout en imposant un ordre social.

La plupart des experts considèrent que le pétrole des champs de Deir ez-Zor devrait être épuisé entre 2015 et 2020, et que la production actuelle ne peut dépasser 35 000 barils par jour. L’exploitation des autres ressources en hydrocarbure nécessitera des investissements lourds, a priori impossibles à réaliser par l’organisation djihadiste. Les revenus agricoles sont également limités. D’autant plus que les infrastructures hydrauliques publiques, qui alimentent environ la moitié des terres irriguées du bassin, sont souvent vétustes et requièrent des travaux importants d’entretien, voire de renouvellement.

Rupture

En outre, l’organisation Etat islamique ne s’est pas imposée naturellement dans l’est de la Syrie et le soutien de la population est plus clientéliste qu’idéologique. Lorsqu’en 2011, des manifestations contre le régime syrien étaient lancées un peu partout dans le pays, pratiquement aucune n’avait lieu dans une grande partie du bassin de l’Euphrate, ce qui signifie que la population n’était pas en rupture avec le régime.

Dans les années 2000, les pratiques religieuses de ces musulmans sunnites n’étaient pas conservatrices, le port du niqab étant exceptionnel : elles étaient donc radicalement différentes de celles imposées désormais par l’organisation Etat islamique. Si cette organisation n’est pas capable d’offrir une certaine sécurité matérielle aux habitants et de s’imposer ainsi autrement que par la force, il est probable que la population locale finisse par marquer une rupture avec la formation djihadiste et adopte des actes de résistance quotidienne qui gênent les défenseurs du « califat » dans sa stratégie de territorialisation.

Dès lors, étant donné le cloisonnement de ce territoire dont les ressources sont limitées, le projet de l’organisation Etat islamique de devenir un véritable Etat administrant le bassin de l’Euphrate n’est-il pas jusqu’à maintenant voué à l’échec ? Tenter de précipiter une rupture entre la population locale et l’organisation terroriste constitue-t-elle une option stratégique envisageable à moyen terme ?

Roman-Oliver Foy est professeur d’histoire-géographie. Il a effectué sa thèse de doctorat sur le développement socio-économique du bassin de l’Euphrate syrien, où il a vécu entre 2008 et 2010.

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