En Syrie, Poutine a encore un coup d’avance

Un convoi humanitaire du Croissant-Rouge à Kafr Batna, zone rebelle de la Ghouta, dans l’est de Damas, le 23 février. Photo Amer Almohibany. AFP
Un convoi humanitaire du Croissant-Rouge à Kafr Batna, zone rebelle de la Ghouta, dans l’est de Damas, le 23 février. Photo Amer Almohibany. AFP

L’annonce d’un cessez-le-feu en Syrie par les Etats-Unis et la Russie ainsi que celle, quasi simultanée, de la tenue d’élections législatives le 13 avril par Bachar al-Assad doivent-elles nous conduire à l’optimisme en Syrie ? En fait, Moscou et Damas se conforment malicieusement au plan de paix de l’ONU (résolution 2 254 du 18 décembre 2015) à leurs conditions et selon leur temporalité. Vladimir Poutine dirige la partie d’échecs avec toujours un coup d’avance, et ses adversaires se contentent d’une défense maladroite.

Isoler la Turquie

Une des premières raisons qui conduit la Russie à accepter un cessez-le-feu est tout simplement le besoin de faire une pause après la vaste offensive des dernières semaines qui ont permis à l’armée syrienne d’engranger de nombreux gains territoriaux. Il lui faut désormais créer des lignes de défense avant de repartir à l’assaut. Un cessez-le-feu est donc le bienvenu pour empêcher une contre-offensive. La seconde raison est que la Russie compte capitaliser sur cette démonstration de hard power pour faire fléchir les soutiens de la rébellion, en particulier la Turquie. Le message à son égard est très clair : «cessez de soutenir les rebelles et fermez votre frontière». Dans le cas contraire, nous le ferons nous-mêmes avec l’aide du PYD [Parti de l’union démocratique, principale formation kurde en Syrie, ndlr] en vous envoyant, au passage, 2 millions de réfugiés supplémentaires.

Malgré les déclarations enflammées de Tayyip Recep Erdogan, Vladimir Poutine sait que ce dernier aura du mal à envoyer l’armée turque en Syrie, et que les groupes armés qu’il soutient ne sont pas de taille à résister aux bombardements de l’aviation russe. Au plan international, les Etats-Unis n’ont aucune envie de soutenir une intervention turque en Syrie, et l’Arabie Saoudite est trop occupée au Yémen. Les quelques obus d’artillerie lancés sur les Kurdes dans le corridor d’Azaz sont insuffisants pour les empêcher d’avancer. Ils ont surtout eu pour résultat de pousser davantage le PYD dans les bras de Moscou, ce que redoute le plus Washington. Par, ailleurs, en laissant officiellement passer par son territoire des centaines de rebelles venus de la province d’Idleb pour défendre Azaz contre les YPG [unités de protection populaire, ndlr], ce qu’il n’a jamais fait contre l’Etat islamique, Ankara expose, au grand jour, toute l’ambiguïté de sa politique en Syrie. Le projet de résolution russe contre les bombardements turcs sur les villages kurdes de Syrie, présenté au Conseil de sécurité de l’ONU, le 20 février, et rejeté par les Occidentaux, place ainsi Vladimir Poutine en «protecteur» des Kurdes. Désormais, si les milices pro-turques attaquent les YPG et ses alliés au sein des Forces démocratiques syriennes ou si la Turquie bombarde de nouveau les Kurdes, elle sera rendue responsable de la rupture du cessez-le-feu.

Diviser la rébellion

Vladimir Poutine a déclaré qu’il s’engageait à faire pression sur Damas pour qu’il respecte le cessez-le-feu et qu’il espérait que Barack Obama en fasse autant à l’égard de ses alliés régionaux. Or, les alliés régionaux veulent toujours le départ de Bachar al-Assad. Le cessez-le-feu signifie son maintien de facto au pouvoir. Il sera donc difficile à la Maison Blanche de le faire admettre à la Turquie et à l’Arabie Saoudite. Même si les deux principaux bailleurs de fonds de la rébellion acceptaient de jouer le jeu, il leur sera difficile d’obtenir que l’ensemble des groupes rebelles respectent le cessez-le-feu, dont la plupart le considèrent comme une trahison. La fragmentation de la rébellion est un obstacle supplémentaire pour son application et donc la crédibilité des Etats-Unis, car des alliés de Moscou on ne parle que d’une seule voix et on respecte la discipline.

La difficulté majeure pour faire appliquer le cessez-le-feu est que le Front al-Nusra, branche syrienne d’Al-Qaeda, n’est pas concerné par l’accord entre Kerry et Lavrov, puisqu’il s’agit d’une organisation considérée comme organisation terroriste par les deux pays, au même titre que l’Etat islamique. Or, la présence du Front al-Nusra n’est pas circonscrite à quelques localités bien précises, comme on peut le voir sur certaines cartes, la branche syrienne d’Al-Qaeda est présente sur tous les fronts, de Deraa à Alep en passant par la banlieue de Damas et la campagne d’Idleb. Le Front al-Nusra dirige la ville d’Idleb et tient sous son contrôle les autres groupes rebelles dans cette province, se permettant d’arrêter les activistes de Kafer Nubol sans que les rebelles qui sont censés contrôler la ville n’osent s’interposer. Comment les proches alliés du Front al-Nusra, tels qu’Ahrar al-Sham, peuvent-ils respecter le cessez-le-feu lorsque l’organisation d’Al-Jolani sera frappée par l’aviation russe ou bien qu’eux-mêmes seront frappés au prétexte qu’ils hébergent des combattants d’Al-Nusra ? Certes, la rébellion aurait tout à gagner à se désolidariser de la branche syrienne d’Al-Qaeda et de la combattre, mais dans le contexte actuel, cela ne peut que d’achever de diviser davantage les rebelles et les conduire à une guerre fratricide. N’est-ce pas là également un objectif caché de ce cessez-le-feu à géométrie variable ?

Une offensive contre l’Etat islamique ?

Après son offensive victorieuse autour d’Alep contre les rebelles, la Russie et l’Armée syrienne ne vont-elles pas désormais se tourner contre l’Etat islamique à l’est de la ville ? Sur le plan militaire, cela aurait le double avantage de consolider la défense d’Alep, en élargissant le périmètre de sécurité autour de la ville, et de sécuriser définitivement la route qui relie la métropole du Nord au reste de la zone gouvernementale. Cette dernière est régulièrement coupée par les raids de l’Etat islamique, comme ce fut le cas le 20 février. A partir de Kuwaires et de d’Ithriya, l’Armée syrienne pourrait lancer une offensive conjointe avec les Forces démocratiques syriennes contre l’Etat islamique. Il s’agirait d’éliminer l’Etat islamique de la rive sud du lac Assad et de reprendre la base aérienne de Tabqa, perdue en novembre 2013. Les forces de l’Etat islamique, entre Alep et l’Euphrate, seraient coupées de Raqqa, ce qui faciliterait l’avancée des FDS [Forces démocratiques syriennes, ndlr] entre Afrin et Kobane. A Tabqa, l’armée syrienne serait pré-positionnée pour reprendre Raqqa. Cela redorerait le blason de Bachar al-Assad qui aurait ainsi toute légitimité pour briguer un nouveau mandat présidentiel et justifierait, au final, l’intervention russe. Mais Raqqa ne semble pas être l’objectif des prochains mois. La priorité serait plutôt de réouvrir la route entre Deir el-Zor et Damas, en reprenant Palmyre. Là encore, l’application du cessez-le-feu faciliterait ce plan car elle garantirait à l’Armée syrienne la tranquillité sur le front ouest.

Les élections législatives : la cerise sur le gâteau

Le jour suivant l’annonce du cessez-le-feu, le président Syrien a décidé de convoquer les électeurs aux urnes le 13 avril pour élire le nouveau Parlement. Le décret est conforme à la Constitution, mais cette annonce a tout de même un mois d’avance sur le calendrier officiel. Ce qui laisse penser que les deux annonces sont liées. Bachar al-Assad prend de cours l’opposition syrienne en enclenchant le processus de «transition politique» défini en termes très vagues par la résolution 2 254 prise le 18 décembre 2015 par l’ONU.

Les élections se dérouleront selon les modalités habituelles. Certes, le parti Baas n’est plus, depuis la Constitution de 2012, le parti dirigeant, mais les modalités pour participer aux élections demeurent draconiennes et les résultats sans surprise. Passons sur les conditions d’organisation de telles élections par province, dans un contexte de guerre civile, avec 6 millions de réfugiés, et autant de déplacés internes sur un total de 21,5 millions d’habitants. Il semble acquis que l’opposition parrainée par Moscou participera au scrutin tandis que celle supportée par Ryad refusera. La grande inconnue sera la participation du PYD à l’élection. En 2014, le parti kurde avait refusé que l’élection présidentielle syrienne se déroule sur son territoire. Pour les législatives, cela pourrait être différent. Mais, c’est du côté de Damas que pourrait venir l’obstacle de sa participation car le PYD ne répond pas aux critères constitutionnels, n’étant présent que dans 3 provinces. Il est cependant dans l’intérêt de Bachar al-Assad d’ouvrir la représentation nationale aux Kurdes pour lui donner une légitimité qui dépasse son propre camp, et ensuite former un gouvernement d’union nationale qui puisse ressembler aux souhaits de la résolution onusienne.

Sauver la face

Après cinq années de guerre, un désastre humanitaire et la création d’un foyer jihadiste aux portes de l’Europe, les Occidentaux doivent décider si ce que propose Moscou leur permet de sauver ou non la face devant leurs opinions publiques. Ces dernières sont d’ailleurs de plus en plus préoccupées par le danger terroriste et le flux de réfugiés que par la démocratie en Syrie. Si les Occidentaux acceptent, la Turquie se retrouvera isolée et contrainte de limiter son soutien à la rébellion syrienne. Les millions de réfugiés syriens générés par le conflit sont sans doute l’arme la plus affûtée de Vladimir Poutine pour contraindre les ennemis de Bachar al-Assad à cesser les hostilités.

Fabrice Balanche, géographe, chercheur invité au Washington Institute.

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