En Tunisie, le retour de l’ancien régime n’est pas une rumeur

La Tunisie s’apprête à élire un nouveau président pour sa toute jeune République. Nidaa Tounès, la coalition qui a emporté le plus grand nombre de sièges aux dernières élections législatives, présente le candidat donné favori : Bèji Caid Essebsi. Sa candidature est également appuyée par Afek Tounès, parti néolibéral de «compétences», et confortée par des retraits in extremis de candidats en sa faveur. Celle-ci rallie au-delà tous ceux qui sont terrorisés par la dramaturgie sécuritaire au point de souhaiter le retour du régime autoritaire ou de minimiser les risques de sa restauration.

De nombreuses critiques ciblent cet homme politique. Au-delà de son âge et de son état de santé, l’argument le plus puissant à son encontre est qu’il est le candidat choisi par une coalition politique qui, en dépit de la présence de figures démocrates, représente les forces contre-révolutionnaires de la Tunisie. Candidat de la réaction, il est également celui qui représente les intérêts de ceux qui souhaitent un retour à l’ordre des choses d’avant le 17 décembre 2010, d’avant le moment où la dictature s’est affaiblie, d’avant le moment où il est devenu possible de réclamer la liberté, la justice sociale et la dignité et d’imaginer un avenir meilleur.

Le squelette de la dictature Ben Ali

Depuis les élections d’octobre 2011, qui ont pour un temps éloigné du champ politique institutionnalisé les élites destouriennes et mafieuses issues des précédentes dictatures, celles-ci se sont organisées de multiples façons afin de se maintenir sur le devant de la scène et de conserver ce qu’elles estiment être leur propriété : l’appareil de l’État. La plupart des membres de la très temporaire classe politique qui a émergé alors, avec à leur tête le parti islamiste Ennahda, ont ainsi favorisé ce retour en grande pompe de ceux qui étaient le squelette de la dictature de Ben Ali. Car leur désir de s’accaparer l’appareil de l’État à leur profit était plus grand que la raison qui aurait dû les pousser à le vider de tout pouvoir parce qu’il était d’essence tyrannique. La majorité de ces acteurs ont donc préféré s’allier avec les anciens dirigeants corrompus de la Tunisie plutôt que de les faire comparaître devant la justice. Et les lois d’immunité ont permis à des corrompus, à des tortionnaires, à des voleurs, bref, à ceux qui constituaient l’ossature du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, le parti unique de la dictature) de se refaire une virginité politique et de revenir sur la scène médiatique et politique par la grande porte. C’est notamment le cas des deux candidats à la présidentielle Abderrahim Zouari, ancien secrétaire général du RCD et de Mondher Znaïdi, ancien président de la Chambre des députés et ministre de Ben Ali.

Un mal politique autoritaire

Essebsi est l’homme de ces réseaux-là. Son parcours, sa vie et son entourage en attestent. N’est-ce pas lui qui a, au lendemain de son arrivée aux commandes du gouvernement provisoire en 2011, proclamé que les snipers de Ben Ali n’étaient qu’«une rumeur» ? Qui a tout fait pour que les archives de la dictature disparaissent au plus vite ? Qui a attisé et laissé éclater les «luttes tribales» qui ont fait tant de morts et de blessés ? La nébuleuse Nidaa Tounes est l’expression politique de ces réseaux-là. Ceux-là mêmes qui ont appelé, au cours de l’été 2013, à la dissolution de l’Assemblée nationale constituante, seule institution politique démocratiquement élue, au nom d’une légitimité historique fallacieuse. La victoire de ces réseaux est d’ailleurs symptomatique du mal politique autoritaire : un réseau d’argent, un réseau sécuritaire et un réseau clientéliste, capables d’attirer à eux y compris les partis politiques libéraux et démocrates, tétanisés par la peur du chaos. Pendant trois années, une grande partie de la presse écrite et audiovisuelle a maintenu, en toute complicité, un climat de peur et de paranoïa fondé sur la désinformation. Pendant trois années, les réseaux d’argent ont produit un climat économique de crise, factice, destiné à rendre les populations nostalgiques de l’ancien régime. Pendant trois années, les réseaux sécuritaires ont créé des opérations sous de fausses bannières toutes aussi invraisemblables les unes que les autres dans le but d’entretenir un climat de peur panique. Ces trois années ont été couronnées par la victoire, non pas électorale, mais sur les consciences de ce parti de la peur. Et ce que présage la victoire éventuelle d’Essebsi aux présidentielles est un retour décomplexé de ces réseaux-là aux rênes de l’État.

La Tunisie d’après le 17 décembre 2010, celle qui a clamé haut et fort qu’elle mourra pour ne plus jamais revivre cette dictature décomplexée, pour pouvoir déraciner le mal et l’injustice de son régime politique érigé en système social, mérite mieux que le retour de ces «anciens nouveaux», drapés de leurs oripeaux bourguibistes ou novembristes. Nidaa Tounès et Bèji Caïd Essebsi ne trompent personne, pas même leurs électeurs ni leurs soutiens : ce n’est pas à 88 ans que le «candidat n°7» (sur les bulletins électoraux) pourra commencer une carrière de démocrate. L’avenir de la Tunisie ne mérite pas d’être confisqué une troisième fois. Comme le scandaient les manifestants de la Kasbah à l’hiver 2011 : «Si vous revenez, nous reviendrons !»

Wejdane Majeri, militante associative. Choukri Hmed, universitaire. Shiran Ben Abderazzak, écrivain. Sonia Djelidi, militante associative. Hèla Yousfi, universitaire.

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