En Turquie, Erdogan muselle la presse

C’est un cri pour la liberté d’expression que je lance depuis une prison aux marges orientales de l’Europe. Un appel à l’aide venu d’un enfer pour les médias. Une main tendue d’un journaliste arrêté pour avoir fait son travail, et qui espère la solidarité de ses confrères à travers le monde.

En novembre, Reporters sans frontières (RSF) a remis à Cumhuriyet, le quotidien turc que je dirige, le prix de la Liberté 2015. Lors de la cérémonie, j’ai déclaré : « Mon bureau a deux fenêtres, l’une donne sur un cimetière. L’autre sur des tribunaux. Ce sont les deux lieux les plus visités par les journalistes en Turquie. » Peu de temps après, une troisième fenêtre a fait son apparition. Une fenêtre à barreaux de prison. Je m’y attendais.

Lorsque j’avais publié les photos prouvant que des camions appartenant aux services de renseignement turcs avaient transporté des armes vers la Syrie, le président, Recep Tayyip Erdogan, n’a pas nié ce commerce sulfureux. Mais il a dit : « C’est un secret d’Etat. » « Celui qui a écrit cet article paiera le prix fort », a-t-il menacé. Il en voulait déjà à Cumhuriyet : le quotidien avait publié, après les attentats du 7 janvier 2015, des reproductions de certaines caricatures parues dans Charlie Hebdo.

Des amis en France m’ont conjuré de ne pas rentrer en Turquie. La France pouvait me protéger. Je n’ai pas accepté cette proposition. Je n’avais fait qu’exercer mon métier de journaliste. Pourquoi devrais-je fuir comme un criminel ?

J’avais travaillé comme reporter sous la dictature militaire. A l’époque, les généraux hésitaient à faire preuve aussi ouvertement d’une telle haine de la presse, à montrer un tel goût pour la censure. Erdogan, au contraire, est allé jusqu’à déclarer à la télévision que « les livres sont plus dangereux que les bombes ». Il détestait la presse libre et les médias sociaux qu’il ne pouvait contrôler. Lors d’un meeting, il débordait de rage : « Twitter ou Trucmuche, ils seront tous éradiqués ! », avait-il éructé. Et il l’a fait.

En conséquence, la Turquie figure en bonne place parmi les pays qui censurent Internet le plus sévèrement. Quelque 52 000 sites Web ont été interdits. La Turquie a dégringolé à la 149e place dans le classement mondial de la liberté de la presse publié en 2015 par Reporters sans frontières. Au cours de son règne hégémonique, Erdogan a réussi à effacer toute trace de ses opposants dans les médias. Qu’il ait pu réussir à parer cette censure d’oripeaux démocratiques – après tout, le pays est candidat à l’Union européenne (UE) – est un véritable tour de force !

De ma fenêtre à barreaux, je peux voir où s’arrête l’Europe

Il a mis au point deux systèmes en parallèle. D’une part, il a exercé de fortes pressions sur les médias généralistes dont les articles risquaient de ne pas être à son avantage et, de l’autre, il a transformé ses supporteurs dans le monde des affaires en propriétaires de médias. Il a aussi demandé à ses adeptes de boycotter les journaux qu’il détestait. Et il a exigé la démission de journalistes dont il n’approuvait pas le travail.

Ayant désobéi, le quotidien Hürriyet a subi attaque et intimidations de la part des jeunes de son parti. Un éditorialiste rebelle a été roué de coups par les gros bras de son parti. Ces derniers ont été relâchés par la justice, elle aussi sous la coupe d’Erdogan. Les médias kurdes ont été particulièrement victimes de ces méthodes. C’est seulement à travers des chaînes d’information étrangères que les citoyens turcs ont pu suivre la guerre nauséabonde menée par les autorités dans le sud-est du pays et la révolte qui a embrasé Istanbul il y a presque trois ans.

Tout cela aurait dû satisfaire Erdogan. Il a pourtant décidé de punir le groupe de médias Dogan, qui refusait de se soumettre, en lui infligeant un redressement fiscal d’un montant astronomique (1,74 milliard d’euros), tout en le forçant à mettre en vente une partie de ses journaux et de ses chaînes de télévision. Il a ensuite incité des hommes d’affaires progouvernementaux à les acheter. Mais alors que la police les avait mis sur écoute, dans le cadre d’une enquête concernant une affaire de corruption, elle a enregistré leur mauvaise humeur : Erdogan leur avait personnellement forcé la main, leur demandant de verser chacun 100 000 dollars (92 200 euros) pour l’opération. En outre, les enregistrements ont révélé que les hommes d’affaires avaient reçu en échange de leur « sacrifice » la promesse qu’ils gagneraient l’appel d’offres pour le troisième aéroport d’Istanbul.

Après la publication d’un article critique, l’un des patrons de presse inféodés demanda à Erdogan : « Est-ce que j’ai fait quelque chose qui vous a déplu ? », dans l’un des enregistrements. Que croyez-vous qu’il se soit passé une fois les enregistrements rendus publics sur le Web ? Les officiers de police et les enquêteurs chargés de l’affaire de corruption ont été arrêtés. Les journalistes, comme moi, qui ont publié des articles sur ce scandale, ont été poursuivis. Alors que cette affaire de corruption touchait Erdogan et ses proches, il avait réussi à l’étouffer. Et pour cause, il contrôlait désormais un pan entier de la presse turque, au point d’être considéré comme un « oligarque » des médias plus puissant que Berlusconi. S’il regardait la télévision et voyait un commentateur qui lui déplaisait, il appelait le patron de la chaîne pour demander l’arrêt du programme. Si un rapport critique à l’égard du gouvernement était publié, il exigeait que l’auteur soit licencié. Malheureusement pour lui, toutes ces instructions ont été enregistrées par la confrérie religieuse Gülen et relayées sur Internet, une fois le divorce consommé entre ce mouvement et le gouvernement.

Pourtant, rares sont les personnes qui ont voulu s’intéresser au sujet. Grâce à cette guerre de propagande, la population, privée de son droit à l’information, a voté à près de 50 % en faveur d’Erdogan aux élections législatives de novembre. Un résultat qui lui a permis de liquider les dernières poches de résistance dans la presse.

L’UE a choisi d’ignorer la politique d’oppression que mène Erdogan en échange de l’accueil et du maintien des réfugiés sur le sol turc. De là où je suis, en isolement presque total dans une prison stambouliote, risquant deux peines de prison à vie pour la publication de faits avérés, je peux, de ma fenêtre à barreaux, voir où s’arrête l’Europe. C’est un lieu assez sombre.

Can Dündar est rédacteur en chef de Cumhuriyet, quotidien turc d’opposition. Depuis le 26 novembre, il est détenu à la prison de Silivri, à Istanbul, avec Erdem Gül, chef de bureau à Ankara de ce même journal. Ils sont poursuivis pour espionnage et divulgation de secret d’Etat. Le 17 novembre, Cumhuriyet avait été récompensé par le prix RSF-TV5 Monde pour la liberté de la presse. Traduit de l’anglais par Lysiane Baudu.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *