En Turquie, le cauchemar Erdogan

La Turquie va mal, très mal. Et pas seulement depuis le 17 décembre 2013, date à laquelle l'enquête judiciaire entamée contre la corruption du gouvernement de M. Recep Tayyip Erdogan fut étouffée par celui-ci de manière inadmissible dans une vraie démocratie. La Turquie allait déjà mal, notamment depuis les événements de Gezi, mouvement de contestation de grande ampleur qui marqua à jamais les jeunes esprits et qui représente de ce fait un grand tournant dans l'histoire récente de la Turquie. C'était la volonté de la jeunesse de participer pleinement au monde contemporain, un choix de la modernité contre l'ultra-conservatisme prôné par le gouvernement. Malheureusement, cette manifestation a été réprimée par la force, il y a eu six morts et plusieurs centaines de blessés. Mais aujourd'hui, c'est encore pire. Même si « tous les océans de la planète devenaient encre », comme dit un poète turc, je n'en aurais pas assez pour exprimer ma consternation. Il s'agit d'un vrai cauchemar dont les conséquences sont imprévisibles.

Certes, l'autoritarisme est une tendance lourde de l'histoire politique de mon pays. Nous avons connu longtemps un régime de parti unique, trois coups d'Etat militaires, j'ai été poursuivi après le coup de 1980 pour avoir « offensé les forces de sécurité nationales et l'armée » dans mon livre Un long été à Istanbul (Gallimard, 1991) et « les bonnes moeurs » dans La Première Femme (Seuil, 1986). Et sous le gouvernement d'Erdogan, mon roman Les Filles d'Allah (Seuil, 2009), accusé d'avoir dénigré « les valeurs religieuses de la population », fut l'objet d'un long procès qui se termina par un acquittement.

Mais on assiste actuellement à un renforcement net de cette tendance, dans un contexte de montée du conservatisme et avec une référence toujours plus explicite à la religion. Aujourd'hui, notre premier ministre omniscient et omniprésent dit aux gens comment ils doivent vivre, il les incite à rester chez eux pour boire de l'alcool, il menace la direction d'une chaîne de TV de faire retirer une série télévisée sur « Soliman le Magnifique », sous prétexte qu'on y voit le sultan dans son harem, alors que nos ancêtres, comme chacun sait, ne descendaient jamais de cheval. C'est ridicule et affligeant. Mais pas seulement. C'est cauchemardesque aussi.

Quand l'actuel premier ministre, M. Erdogan, était condamné à quatre mois de prison ferme alors qu'il était maire d'Istanbul, j'étais parmi les rares démocrates républicains qui avaient protesté. Car je considérais qu'avoir déclamé « les minarets sont nos baïonnettes, les mosquées nos casernes et les croyants nos soldats » en se référant aux vers de Ziya Gökalp, fondateur du nationalisme turc, ne pouvait être un délit dans une démocratie. C'était une conséquence inéluctable de la liberté d'expression. Or ce même Erdogan poursuit aujourd'hui les écrivains et les journalistes, décroche son téléphone et fait pression sur la justice pour les faire condamner. S'il n'y arrive pas, il se sent impuissant. Il considère donc que son autorité est remise en cause et son amour-propre est directement touché. Aucun homme politique en Turquie n'avait été aussi loin que lui dans l'arrogance et la suffisance. Le pouvoir use peut-être mais, lui, il en abuse.

La dérive autoritaire de la Turquie est de plus en plus visible en la personne de M. Erdogan, issu d'un mouvement islamiste qui se voulait, selon ses propres termes, « démocrate conservateur », mais qui a fini par devenir une véritable entrave au progrès des valeurs démocratiques, à commencer par la liberté d'expression et de création. Il est également accusé de corruption et d'irrespect de la séparation des pouvoirs.

Imaginez un pays candidat à l'Union européenne, où le premier ministre décroche son téléphone et appelle du Maroc pour demander au directeur d'une chaîne de télévision privée (de toute façon, toutes les chaînes publiques sont sous son contrôle ainsi qu'une grande partie de la presse écrite) d'arrêter immédiatement la diffusion d'une émission en direct qui ne lui plaît pas. Imaginez un pays dont la Constitution est celle d'un Etat de droit, où le premier ministre décroche encore son téléphone pour appeler le ministre de la justice et lui demander de faire condamner un patron de presse. Imaginez un pays où le pot-de-vin est sanctionné par la loi comme dans tous les pays démocratiques et où le premier ministre appelle à l'aube son fils pour lui demander de bien cacher les milliards de dollars, à la suite de la perquisition chez les fils de ses quatre ministres, qui n'ont démissionné qu'au bout de dix jours, après avoir probablement détruit les preuves. On a récemment trouvé dans l'appartement d'un directeur de banque près de 5 millions de dollars soigneusement cachés dans des boîtes à chaussures. Et des machines pour compter les billets. Le directeur en question siège toujours au conseil d'administration de sa banque et touche son salaire.

« ON NAÎT LEADER, ON NE LE DEVIENT PAS. »

« Une puanteur s'élève au-dessus du royaume d'Erdogan », aurait dit Hamlet s'il avait observé, comme nous autres citoyens, ce qui se passe aujourd'hui dans mon pays. Le président François Hollande n'avait pas hésité un instant pour mettre l'accent sur l'importance de la séparation des pouvoirs en démocratie. Au palais présidentiel à Ankara, j'observais M. Erdogan qui écoutait le discours prononcé par M. Hollande. Dieu sait à quoi il pensait, mais moi je me souvenais de ce qu'il avait dit après sa victoire électorale de 2011, comme si tout lui était dû : « On naît leader, on ne le devient pas. »

Après avoir été premier ministre pendant plus de onze ans, il veut continuer à présent sa marche triomphale vers la présidence de la république sans se rendre compte que le vent a tourné. Même si ses sympathisants et ses partisans inconditionnels continuent à le soutenir, à crier haut et fort leur soutien à leur idole, lui, il a peur. Cela se voit sur son visage crispé.

Je l'ai constaté lundi dernier dans le grand rassemblement de son parti, l'AKP, à Istanbul, où il prit la parole pour attaquer, une fois de plus, « les traîtres à la patrie », c'est-à-dire tous ceux qui osent le critiquer. Pour dire, avec son arrogance habituelle, que tout cela n'est que « calomnies » et « complots ». D'ailleurs, ce dernier terme est devenu dans sa bouche synonyme de « traître à la patrie ». Il n'hésite pas à qualifier de « traîtres » tous les opposants, y compris les membres de la puissante confrérie de M. Fethullah Gülen. Pourtant, ils ont marché main dans la main pendant plus de dix ans.

Désormais, c'est la guerre à couteaux tirés et, dans la Turquie laïque, nous assistons, par prières et malédictions interposées, à une bataille rangée d'imams. Diyanet, la fameuse direction des affaires religieuses qui dépend du premier ministre, est intervenu aussi, mardi dernier, pour défendre Erdogan, comme il l'avait fait lors du procès des Filles d'Allah.

Ce conflit ne repose à mon sens sur aucune divergence de fond. Ainsi constatons-nous, une fois de plus, combien la référence religieuse envahit la sphère politique. A la télévision et dans la presse écrite, dans les meetings électoraux mêmes, on s'invective au nom du Coran. Il y a à peine un ou deux ans, on disait que la Turquie pourrait être un modèle pour les pays du « printemps arabe ». Aujourd'hui, les Frères musulmans ne sont plus au pouvoir en Egypte, mais la Turquie est en train de « se frère-musulmaniser ». Et la politique étrangère, qui prévoyait « zéro problème avec nos voisins », selon l'expression de M. Davutoglu, s'est révélée un vrai échec. La Turquie, qui s'est trop engagée à mon sens dans le conflit syrien, a désormais des problèmes avec tous ses voisins à l'est et non seulement avec le régime de Bachar Al-Assad.

Dimanche 30 mars auront lieu les élections municipales, et nous verrons si cette dérive autoritaire sera sanctionnée ou non. Car les élections locales se présentent désormais comme une occasion de légitimer le gouvernement qui dirige le pays depuis 2002. M. Erdogan répète partout que le scrutin sera le seul juge, comme si les accusations de corruption portées contre sa personne et son gouvernement pouvaient avoir un lien quelconque avec les élections. J'appartiens à une génération dont certains se reconnaissaient, à tort bien sûr, dans le slogan : « Elections pièges à cons ! » Je pense aujourd'hui que, sans élections libres, il n'y a pas de démocratie, mais prétendre que les urnes peuvent tenir lieu de justice, c'est prendre les électeurs pour des cons.

Et j'espère qu'en Turquie il y a encore un électorat digne de ce nom, qui saura dire non à une telle duperie et mettra fin à ce cauchemar.

Par Nedim Gürsel, ecrivain turc et directeur de recherche au CNRS

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