Depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2015, la Turquie n’est plus un pays démocratique, comme ses dirigeants le prétendent, à chaque occasion, surtout à l’égard des responsables de l’Union européenne. Avec ses écrivains et ses journalistes incarcérés, ses universitaires et ses artistes poursuivis en justice, ses opposants kurdes réprimés, elle dérive chaque jour davantage vers un autoritarisme qui la rapproche, sur le plan politique, de ses voisins russe et iranien. L’Etat de droit n’existe plus, la justice a perdu son indépendance, et les médias, à quelques exceptions près, ont perdu leur tête. Il faudrait désormais parler non pas de dérive autoritaire, comme on a l’habitude de le faire, mais de «péril totalitaire».
L’escalade militaire dans le nord de la Syrie ne marque pas seulement un tournant dans un conflit fort compliqué et déjà vieux de huit ans mais aussi une régression absolue des valeurs démocratiques à l’intérieur du pays. Le gouvernement et l’opposition ne parlent désormais que d’une seule voix pour célébrer «la victoire d’Afrin». La seule différence, c’est que l’opposition (il faut entendre par ce terme le parti républicain du peuple CHP, étant donné que la plupart des dirigeants de HDP, parti pro-kurde sont en prison) demande au gouvernement de ne pas faire de différence entre les martyrs de la bataille des Dardanelles ayant eu lieu en 1915 et ceux du coup d’Etat militaire échoué en 2015.
Ce discours de martyrologie, ce patriotisme exacerbé qui pourraient sembler émergés d’un autre âge sont devenus, hélas, une réalité dans la Turquie d’Erdogan. Ce dernier, toujours omniprésent et omniscient, ne cesse d’appeler la population à faire la guerre en Syrie. Et de dire qu’il sera le premier à combattre, s’il le faut, tout en restant dans son somptueux palais à Ankara. Et Kemal Kiliçdaroglu, le chef de l’opposition crie haut et fort : «Nous sommes tous des soldats de Mustafa Kemal Atatürk.» Elevé dans le culte du kémalisme, ayant même écrit à l’école primaire des poèmes rythmés et rimés sur la gloire de mes ancêtres, je ne serais pas surpris par cet élan militariste si celui-ci n’était pas suivi d’une martyrologie macabre. La mise en scène, lors d’un rassemblement récent dans une ville d’Anatolie, où nous avons vu le président «éternel» de l’AKP (le parti-Etat au pouvoir) et le Président non moins «éternel» de la Turquie embrasser une petite fille en uniforme militaire en lui souhaitant le martyr pour aller au paradis, a été digne d’une farce tragique. Heureusement que des voix s’élèvent encore pour dénoncer ce climat d’hystérie et de folie, mais on ne les entend pas. La Turquie n’est plus, hélas, ce qu’elle était. Et elle ne sera pas ce qu’elle doit être, c’est-à-dire, un pays démocratique et pacifique tant qu’elle ne sera pas débarrassée de son «héros national» qui a encore le soutien d’une partie de la population. Mais jusqu’à quand ? Je ne souhaite pas répondre à cette question en reprenant ce que dit un dicton populaire turc : «Quand le poisson grimpera au peuplier.»
Nedim Gürsel, écrivain turc. Dernier ouvrage paru : Etreintes dangereuses, éd. Le Passeur, 2018.