En Ukraine, avec les anciens combattants de Maïdan

Je suis arrivé en Ukraine la semaine avant le début de la confrontation entre le gouvernement provisoire de Kiev et les milices pro-russes de Lougansk, Donetsk et Slaviansk. Dès le premier soir, je commençai par une visite à Maïdan ou plutôt à la partie du monumental boulevard Krechtchatik (reconstruit après la guerre) où les tentes de Maïdan s’alignent sur la chaussée, fermée à tout trafic. Sur les trottoirs, les terrasses de café sont ouvertes, on consomme dans une douceur presque estivale. Le spectacle, avec lampadaires sur trottoir et lumignons de chaumière sous les tentes, est assez fantastique. Se su­perposent panneaux d’affichage, caissettes pour recueillir les dons, icônes, peintures de style primitif.

Des hommes en treillis militaire gardent silencieusement les entrées des immenses tentes (une trentaine de lits, des tables sur tréteaux, des poêles – il a gelé jusqu’à – 28 les nuits de février). A peu près tous mes amis ont passé des journées ou des nuits ici. Elena Finberg, venue ici déposer son obole, est en fait restée trois semaines à soigner blessés et bronchiteux, rassemblés d’abord à la Maison des syndicats, puis, après l’incendie qui coûta la vie à plusieurs insurgés, à la cathédrale Saint-Michel transformée en hôpital de campagne. Plusieurs photos de Sachko Bylyj, tué fin mars, un héros du Pravyi Sektor, le mouvement nationaliste dur, pour qui Stepan Bandera est un héros, et qui donna à l’insurrection sa main armée. Tous sont des hommes de 30 à 40 ans, crâne souvent rasé, tenue de para. De nombreuses tentes affichent leur appartenance à l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens, fondée en 1929 en Galicie). «Mort aux occupants!» – à la main, un rajout: «Ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur!» Ou encore: «L’Ukraine n’a pas encore péri!» – slogan qui reprend l’hymne des insurgés polonais de 1930. «Reprends ton argent dans les banques, ne finance pas Poutine»; «Toi aussi, tyran infatué, tu seras renversé!»; «Ici la Centurie céleste!» Les noms des «centuries» cosaques s’alignent.

Première Centurie de Kiev du nom d’Evgueni Konovalets, un héros des actions militaires indépendantistes de 1919-1922, assassiné par le NKVD à Rotterdam en 1938. Ici et là, des boucliers comme ceux qu’ont montrés toutes les télévisions, avec photos d’autres victimes, chapelets, bougies, textes de prière.

J’entre dans les tentes et demande à ceux qui veulent bien ­répondre jusqu’à quand ils ­comptent rester. Les réponses varient. L’un me parle du règne de Belzébuth, l’autre de l’idée nationale qui doit passer avant la démocratie, un autre encore de l’obligation de surveiller les réformes. L’homme est un Russe d’Astrakhan, venu en Ukraine il y a onze ans, et actif partisan de son nouveau pays. Il me fait cadeau d’un ouvrage du plus grand idéologue ukrainien, Pavlo Dontsov. Et me le dédicace même «de la part de Maïdan». Dontsov a étudié à Saint-Pétersbourg; ses Poètes du Risorgimento ukrainien, ses essais sur l’Europe, sur le Kobzar du grand poète Chevtchenko, qu’il compare à Dante, sont un peu le bréviaire du nationalisme. Et l’actuel ministre de l’Instruction publique, Serhiy Kvit, ancien recteur de l’Académie Mohyla, est l’auteur d’un livre sur Dontsov. Dans les manuels soviétiques, il était éliminé comme «fasciste». Aujour­d’hui, il est l’un des inspirateurs majeurs. Je poursuis ma tournée, et lis les plus vieux écriteaux: «On demande du carburant, du bois, des assiettes jetables, des sacs de couchage, des paroles d’encouragement.» D’autres panneaux sont religieux, œcuméniques, ou encore proclament «Artistes, unissez-vous pour notre commune ­catharsis!», ou bien prennent à partie le badaud: «Tu es un légume, ou un patriote? Le légume s’installe où c’est confortable, le patriote où est la liberté, à Maïdan!» Bref, difficile de dire ce qui maintient tout ce campement hétéroclite au cœur de la capitale ukrainienne. Peut-être la tente de «la Centurie de fer» l’exprime-t-elle le mieux: «Nous, simples citoyens qui avons pris part à la révolution de 2013-2014, restons ici jusqu’au début des changements du système. Nous sommes contre la corruption, l’injustice et la passivité!» En tout cas, plus rien de guerrier dans ce campement militaire de Maïdan, plutôt une sorte de musée en plein air de la rébellion qui a chassé Ianoukovitch du pouvoir.

L’énorme bâtiment de l’Arsenal date du début du XVIIIe siècle, il fait face à la merveille de la Laure des Grottes, le plus ancien ensemble monastique de la Russie médiévale. Libéré par l’armée, l’Arsenal est devenu musée et lieu de festivités culturelles; on inaugure, ce mardi 7 avril, «l’Arsenal des livres», autrement dit un immense salon du livre. Dans ce lieu à la Piranèse, il y a une multitude d’éditeurs, dont de nombreux stands russes, avec d’excellents choix. La France est «hôte d’honneur» et l’ambassadeur de France accroche la légion d’honneur sur la poitrine de l’écrivain ukrainien de langue russe Andreï Kourkov, dont les ouvrages humoristiques ont fait le tour du monde (il est traduit en 35 langues).

Des tables rondes, comme celle à laquelle je participe, sur «littérature et frontière» – sujet brûlant ces jours-ci – avec l’écrivain ukrainien de Kharkiv, Serhiy Jadan, l’auteur de La Route du Donbass.

Le soir, on donne dans une autre immense salle, aux murs de briques cyclopéens, mais où l’on grelotte, la «première» d’une œuvre vocale du maestro ukrainien Sylvestrov, échange mystique de voix chorales assourdies qui se répondent et se superposent, s’enchaînant à d’extraordinaires silences. Ce soir, on donne la première de son ensemble choral sur des poèmes de Taras Chevtchenko, le poète national dont on fête le bicentenaire de la naissance. Sylvestrov écrit également, un peu comme le père de la pensée ukrainienne au XVIIIe siècle, le philosophe Skovoroda, qui était un vagabond nu-pieds, allant d’un protecteur à un autre avec, dans sa besace, sa flûte et ses manuscrits, en russe, en ukrainien ou en latin. «Le monde m’a pris en chasse, mais il ne m’a pas attrapé», disait le philosophe aux pieds nus, et aime à redire le compositeur kiévien. Sylvestrov parle et écrit le russe, il sait l’ukrainien. Il vient d’interdire l’exécution de ses œuvres au conservatoire de Moscou en signe de protestation à l’annexion de la Crimée. Cet homme doux et mystique est donc aussi un «résistant».

A l’Académie diplomatique, on célèbre l’écrivain Viktor Nekrassov. Il était de Kiev, comme une myriade d’écrivains russes (Berdiaev, Boulgakov, et tant d’autres). Il parlait ukrainien, était l’ami de nationalistes ukrainiens, mais écrivait en russe. Vient de paraître un recueil sur lui où alternent les articles dans les deux langues. Nekrassov lui-même, je me le rappelle, ne croyait pas en l’avenir de la langue ukrainienne: apparemment, il avait tort.

Le photographe Aleksandr Glyadelov arpente depuis quinze ans les lieux perdus et les banlieues nocturnes de l’ancienne Union soviétique. Il a naturellement arpenté Maïdan, de nuit plutôt que de jour. Et il en ressort un monde étrange. Dans son atelier, il me montre les tirages grand format qu’il a faits de ses photos prises pendant trois mois sur Maïdan: nocturnes romantiques où des jeunes héroïnes brandissent le drapeau européen (c’est évidemment la première fois que je vois un tel spectacle); couple épuisé recroquevillé dans la nuit au pied d’une porte, blessés allongés dans un couloir ténébreux, ­alignements de bottes guerrières dans la nuit du boulevard, monceaux de boîtes de conserve empilées comme pour un happening postmoderne, barricades élevées avec des sacs de neige transformés en blocs de béton par le froid terrible de février. Glyadelov est un mélancolique, son univers argentique est comme une suite de nocturnes; ici et là retentit un porte-voix gigantesque dont on voit juste la main qui le brandit.

Maïdan a vécu, il n’en reste plus que des anciens combattants. C’est une page d’histoire qu’on étudiera plus tard, pour savoir d’où étaient venus ces hommes entraînés, qui a donné l’ordre du massacre du 20 février, et recueillir les témoignages sur l’enthousiasme obstiné qui a soulevé une génération de jeunes étudiants, qui ne faisaient pas le coup de main mais nourrissaient, soignaient, transmettaient. De quoi seront-ils les messagers demain? Les Editions Duh i Litera font un appel à témoignages pour entamer une grande enquête.

Ma dernière étape fut Kharkiv, juste à la veille de l’affrontement entre quelques éléments et la police fidèle au gouvernement provisoire. La veille encore, j’avais arpenté la ville, parlé avec une poignée de manifestants très pacifiques et pro-russes. Non, ils ne veulent pas quitter l’Ukraine, disent-ils (tous arborent les couleurs de l’ordre de Saint-Georges, or et brun), mais ils ne veulent pas être méprisés, ni que l’Ukraine fasse officiellement l’éloge des «banderistes», et autres nationalistes qui ont pactisé avec les Allemands. Pendant ma visite du Musée des beaux-arts, le concierge ferme le portail parce qu’il a aperçu un groupe de ces manifestants. Je me fais ouvrir pour aller leur parler; la trentaine de personnes, assez âgées, qui défilent avec le ruban or et noir ne représentait aucun danger pour le musée, ni pour personne…

Le soir, une réunion avec les doctorants du professeur Filonenko me donne un peu le diapason de ces jeunes gens, tous russophones, tous épris de littérature russe, tous partisans de rester en Ukraine. Il y a aussi la veuve du poète Boris Tchitchibabine, un grand poète classique qui n’a écrit qu’en russe, que j’ai vu plusieurs fois à Kiev, et qui déplore dans ses vers la perte de «la maison commune» de la Russie. Tchitchibabine n’est plus de ce monde, de quel côté serait-il aujourd’hui? La prestigieuse maison d’édition moscovite Monuments littéraires vient de publier ses œuvres complètes en prose et en vers. Témoignage émouvant de cette fraternité mise aujourd’hui à si rude épreuve. Le poète ukrainien de langue russe de Kharkiv, capitale de l’Ukraine soviétique de 1919 à 1934, reste un immense témoignage de cette fraternité. A la ville de Kiev aux «Portes d’or», érigées par le roi Iaroslav voici plus de dix siècles, il lance dans un de ses poèmes:
Sans la fraternité/De tes arbres,
tes clochers/Combien plus esseulée/Et plus absurde – la vie…

Georges Nivat, universitaire français, historien des idées et slavisant, traducteur spécialiste du monde russe.

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