En Ukraine, les jeux sont loin d’être faits

L’ampleur des manifestations à Kiev semble prendre par surprise une bonne partie des analystes et connaisseurs de l’Ukraine. Qui aurait cru, en effet, que le revirement du président ukrainien sur la signature d’un accord relativement bureaucratique et technique avec l’Union européenne puisse réveiller le camp des démocrates pro-européens, assommés par la défaite électorale de 2010 et par l’emprisonnement de leur chef de file Ioulia Timochenko?

La Commission européenne a clairement sous-estimé l’agressivité des propositions russes sur l’Ukraine. Mais le pouvoir en place à Kiev s’était aussi fourvoyé en sous-estimant les aspirations européennes d’une partie de sa population, en particulier de sa jeunesse, qui fut la première à sortir sur la place de Maïdan. Ni le gouvernement ukrainien, ni la plupart des analystes politiques n’avaient vu venir cette réaction vivifiante de la base démocratique du pays.

Seul le président Vladimir Poutine dépeint les choses avec une désarmante simplicité: les manifestations de Kiev sont des «pogroms» et les casseurs qui se sont attaqués aux forces de l’ordre ukrainiennes sont des «boïeviki», des «combattants bien préparés»… Pour illustrer ces propos présidentiels, la première chaîne publique russe ne lésine ni sur l’usage des ralentis d’images montrant quelques excités frappant la police anti-émeute, ni sur les reportages dans la partie orientale russophone de l’Ukraine. On y met en garde le téléspectateur contre une descente du pays dans l’enfer d’un conflit interethnique fomenté – cela va sans dire – par l’Occident, soupçonné de vouloir arracher l’Ukraine des bras aimants de la Mère Russie. Dimanche dernier, la première chaîne est allée jusqu’à appeler à la rescousse de ses arguments raffinés quelques Serbes nationalistes encore aigris des résultats catastrophiques pour leur pays de la politique qu’ils y ont menée voilà vingt ans. Les grandes théories du complot, plus en vogue aujourd’hui dans la République srbska de Bosnie qu’en Serbie même d’ailleurs, sur la volonté des Allemands et des Américains de détruire la Yougoslavie étaient donc servies aux Russes, à l’heure des beignets du dimanche soir, pour expliquer les événements d’Ukraine.

Malgré le manque de subtilité de ce genre de propagande, son efficacité reste redoutable. Fonctionnera-t-elle en Ukraine aussi? Son impact sur l’est du pays et la Crimée n’est pas à négliger. Présenter l’Union européenne comme une puissance impérialiste est, en effet, en vogue à Moscou. Les manifestants de la place Maïdan à Kiev ne cessent pourtant d’exprimer clairement les raisons de leur démarche. Après le refus par le président ukrainien de signer l’accord d’association avec Bruxelles, l’un d’eux a résumé leur sentiment en une formule choc: «Nous nous sommes endormis avec Tusk et Merkel et nous nous réveillons avec Poutine et Loukachenko.» Et au-delà de toute considération stratégique, c’est exactement de cela dont ils ne veulent plus. Ils s’étaient endormis avec l’idée que leur pays allait entrer dans un processus européen, certes long et laborieux, dans le sillage du premier ministre polonais et de la chancelière allemande et ils se sont éveillés dans l’orbite de la «démocratie souveraine» russe. Vladimir Poutine a, certes, créé un système politique alternatif à celui proposé par le bloc des démocraties de l’UE. Il peut attribuer à son génie politique d’avoir réussi à rendre son modèle attractif pour une partie des opinions publiques de l’espace ex-soviétique qui n’ont connu, dans leurs périodes de démocratisation, que des empoignades de «démocrates» dénués de tout sens du bien commun et le pillage des biens de l’Etat par un groupe restreint d’oligarques.

Le modèle proposé par Moscou aujourd’hui est celui de régimes politiques autocratiques, mais non dictatoriaux, dans lesquels il est possible de s’enrichir, de voyager librement et même de s’exprimer librement dans une certaine presse à la couverture limitée. Tant que vous ne remettez pas directement en cause les intérêts du pouvoir en place, ou que vos intérêts économiques ne se trouvent pas en concurrence directe avec ceux de l’un des membres du cercle de pouvoir, votre espace de liberté est respecté et même défendu par un Etat qui s’est effectivement modernisé. Mais dussiez-vous, par malheur, vous écarter de ces sentiers ou estimer, par exemple, que l’alternance au pouvoir n’est pas une mauvaise chose pour diriger nos sociétés complexes en ce début de XXIe siècle, l’Etat saura vous montrer qu’il a maintenu, sous ses dehors de modernité, toute la rigueur et les instruments d’oppression de l’Etat soviétique. Les organisateurs des manifestations de la place Bolotnaïa à Moscou en savent quelque chose. Ce système, appelé par Vladimir Poutine «démocratie souveraine», exerce un attrait puissant sur tous les dirigeants de la région. Il garantit à la fois leur pérennité au pouvoir et le soutien de Moscou en cas de problèmes avec des administrés trop épris de liberté.

C’est entre ces deux modèles que se débat l’Ukraine et les jeux sont loin d’être faits. Les acteurs extérieurs jettent dans la bataille leurs bâtons et carottes réciproques. Les analystes s’épanchent sur les enjeux géostratégiques que représente ce pays. Mais les Ukrainiens, eux, doivent décider s’ils veulent suivre un développement semblable à celui de la Pologne, ou à celui de la «démocratie souveraine» russe. La Pologne et ses provinces étaient au même niveau de développement que l’Ukraine à la chute du communisme. Près de vingt-cinq ans plus tard, le contraste entre les deux pays ne cesse de croître. La Pologne est devenue l’un des six pays les plus influents de l’Union européenne alors que l’Ukraine stagne en puissance provinciale, extrêmement vulnérable aux humeurs de ses voisins. Les manifestants ont bien saisi l’enjeu et ont choisi leur camp. Car, contrairement à ce qu’écrivait Eric Hoesli récemment dans Le Temps , le choix européen n’a jamais signifié pour aucun pays associé ou même membre de l’Union «un basculement dans une alliance exclusive» ni un déni «d’une partie de son identité». Cette vision de l’UE, désormais très en cour à Moscou, est démentie par l’existence même d’une Union qu’aucun pays démocratique n’aurait jamais rejointe s’il en avait été ainsi. Or non seulement l’UE survit à la crise existentielle qui la traverse, mais elle demeure, malgré la violence de cette crise, un projet fort attractif pour une série de pays périphériques. La «démocratie souveraine» a plus de mal à séduire. Le «soft power», cette puissance douce si typique de l’UE, ne fait pas vraiment partie de sa tradition. Elle doit donc jouer de sanctions et de menaces tout en martelant un discours constant et figé reprochant à ses adversaires ce qui est, de fait, le cœur de son propre projet: la création d’un espace politique et économique exclusif. La technique est connue. Gardons-nous toutefois d’en devenir les hérauts et de contribuer ainsi à délégitimer les courageux manifestants de Maïdan. Ces derniers, contrairement à ceux qui avaient occupé la même place au centre de Kiev en 2004, courent désormais le risque d’être traités comme les manifestants russes de la place Bolotnaïa à Moscou. L’assaut donné par les forces de l’ordre dans la nuit de mardi à mercredi n’augure rien de bon…

Par le politologue Alain Délétroz.

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