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La voiture est devenue un élément essentiel de la dignité du citoyen (2/6)

La voiture est devenue un élément essentiel de la dignité du citoyen

L’automobile a ceci de paradoxal qu’elle nous permet de nous déplacer tout en restant dans notre propre espace, un espace où nous nous sentons en sécurité. Et le monde autour de nous change sans réellement nous toucher. [Jean] Baudrillard eut cette comparaison célèbre : le pare-brise est comme un écran. Il voulait souligner le fait que ce mode de transport individuel transforme notre expérience existentielle du monde en une vision esthétique.

Historiquement, posséder une automobile est devenu un trait essentiel du capitalisme, depuis l’essor, en 1908, de la Ford T. En leur temps, les régimes communistes ont d’ailleurs imposé des réglementations très strictes pour mettre des bâtons dans les roues à ceux qui voulaient réaliser leur rêve d’acquérir une automobile. En Albanie, les voitures étaient tout bonnement interdites. La chute du Mur a déclenché un mouvement de population vers l’ouest, mais également un mouvement de voitures d’occasion vers l’est. La plus récente bataille pour le droit de conduire est celle des femmes saoudiennes, qui étaient privées de ce droit et pas reconnues comme des individus adultes et autonomes.

Progressivement, dans la plupart des régions du monde, la voiture a perdu son caractère d’exception. Et ce n’est plus le fait de posséder une voiture ou non qui dénote la classe sociale, mais la marque, le kilométrage et le prix du véhicule que l’on possède.

Comme beaucoup d’autres innovations, l’automobile s’est vite retrouvée au cœur des batailles politiques des sociétés contemporaines. Elle a notamment trouvé un rôle à jouer dans les conflits sociaux. Si les grèves de cheminots, à même de paralyser les économies nationales, restent jusqu’à aujourd’hui la plus puissante des armes aux mains de la classe ouvrière, les mouvements concertés des automobilistes gagnent peu à peu du terrain. Comme cela n’aurait aucun sens de faire grève dans son véhicule privé, ceux-ci ont plutôt tendance à bloquer des axes de circulation et des places pour semer le chaos. Les syndicats sont rarement impliqués, et l’organisation de ce genre de manifestations passe d’ordinaire par Internet. Sur la Toile, des groupes de discussion rassemblent un grand nombre de conducteurs. Outre leurs échanges sur les meilleurs pneus d’hiver et autres, ils lancent des discussions enflammées qui galvanisent les internautes : « Vous avez vu sur Facebook ? Le gouvernement va laisser entrer 400 000 réfugiés, quelle bande de… ! » Pas surprenant que les protestations des automobilistes soient souvent si impulsives et irrationnelles.

Nœud de relations sociales

En Bulgarie, il n’est pas rare que, à la suite de révélations sur tel ou tel crime, les chauffeurs de taxi bloquent la capitale et demandent au gouvernement de démissionner ou aux juges de condamner le coupable à une peine plus lourde. N’oublions pas qu’en Russie en 2011, les grandes protestations contre Poutine ont été précédées de manifestations de taxis : les autorités voulaient que leurs véhicules soient tous de la même couleur. Mais comment revendre une voiture qui est jaune ?

Le fait est que les chauffeurs de taxi ont joué un rôle important pendant la période de transition postcommuniste. Voyant leurs salaires se réduire à peau de chagrin, les gens (généralement des hommes) se sont lancés dans cette activité à mi-temps au volant de leur vieille Lada. Ils accomplissaient ainsi leurs premiers pas dans le monde du capitalisme qui s’ouvrait à eux. Et ils étaient en colère contre l’Etat, qui les avait laissé tomber. Ils devinrent alors de féroces supporteurs des positions politiques les plus à droite. Lorsqu’ils ne bloquaient pas les espaces publics ou ne décoraient pas leurs voitures de symboles politiques, ils menaient le combat en tenant des discours enfiévrés à leurs clients (rappelons que les taxis ont également servi de médias pendant les soulèvements arabes).

Puis les Lada sont devenues trop vieilles, l’économie s’est stabilisée et les chauffeurs à mi-temps ont de nouveau réussi à nourrir leur famille avec leur salaire principal, ou bien ils ont décidé de se faire chauffeur professionnel, le plus souvent au sein de l’une de ces grandes sociétés qui mettent à disposition un véhicule que l’on rembourse à mesure que l’on travaille. Il semblerait que le poids de la dette ne fasse pas bon ménage avec la fièvre révolutionnaire.

Le sociologue britannique John Urry a forgé le terme « automobilité » pour désigner le phénomène complexe de la mobilité automobile. Selon lui, loin d’être une simple chose, la voiture est un nœud de relations sociales où se mêlent identité, consommation, statut et domination – un nœud autour duquel les sociétés contemporaines se reconfigurent en permanence. Parmi la multitude de paradoxes inhérents à l’automobilité, la relation entre le local et le mondial semble au cœur des luttes sociales contemporaines.

Impulsions contradictoires

Dans les Balkans, chaque année, des camions bloquent les frontières : les Grecs protestent contre la main-d’œuvre à bas prix en provenance de Bulgarie, les Bulgares veulent empêcher les légumes turcs d’entrer dans leur pays, etc. Bref, les agents du commerce mondial s’activent à le bloquer.

Prenons également les massives protestations des chauffeurs de taxi contre Uber, cette technologie devenue synonyme de la mondialisation numérique – depuis quelque temps, une version russe de la plate-forme, Maxim Taxi, met en colère les chauffeurs de plusieurs pays de l’ancien bloc soviétique. Les taxis sont mobiles, mais ils sont aussi locaux. Et, en un sens, ils revendiquent un droit exclusif sur la mobilité locale. Dans l’Union européenne, le « paquet mobilité » de Macron [qui vise notamment à une harmonisation des salaires des chauffeurs routiers européens] suscite un conflit similaire qui divise l’est et l’ouest de l’Europe : c’est nous qui sommes mobiles ici ; vous, vous êtes mobiles là-bas.

Aujourd’hui, on considère que les droits du citoyen incluent un droit à la mobilité ­ – un droit qui semble accompagner la banlieusardisation des sociétés industrielles. Dans la première moitié du XXe siècle, les populations réclamaient des logements et des transports publics. Dorénavant, elles estiment avoir droit à quelque chose de plus : un véhicule, une sorte de petit chez-soi où l’on peut fumer ou écouter de la musique à sa guise, où l’on se sent bien, et où l’on n’a pas à communiquer avec qui que ce soit en se rendant à son travail. Dans les années 1990, un homme politique bulgare dénonçait l’enlèvement des voitures mal garées, car cela constituait, à ses yeux, une violation des droits humains. Ce droit à disposer d’un véhicule provoque régulièrement des conflits sociaux – autour du prix du carburant, des aménagements pour se garer, voire de la taille des autoroutes.

Beaucoup de personnes pauvres dépendent de leur voiture car elles ne peuvent pas vivre dans les grandes villes à cause du prix exorbitant des logements. Certes. Mais les mouvements de protestation visent rarement à obtenir la construction d’une gare. Les personnes qui vivent loin de leur lieu de travail ont plutôt tendance à rechercher une solution individuelle, immédiatement accessible, et la voiture est devenue un élément essentiel de leur dignité de citoyen. Aussi, la dimension sociale de l’automobilité est assez difficile à définir : les conducteurs ne se caractérisent pas tant par leur statut social que par leur individualisme et par des impulsions contradictoires. Et les autorités peinent à saisir ce que veut réellement cette multitude fragmentaire.

Revanche sur la ville-monstre

Du reste, le sentiment que les automobiles sont aujourd’hui bien trop nombreuses va croissant. Les municipalités imposent des journées sans voiture, les citoyens occupent les villes pour réclamer des zones interdites à la circulation et les manifestations de piétons finissent parfois par des incendies de véhicules – des incendies qui peuvent être considérés comme des actes de revanche aléatoires sur la ville-monstre d’aujourd’hui, empire des quatre-roues.

C’est dans le domaine de l’écologie que la condamnation morale de l’automobile est la plus forte. Et c’est dans ce domaine que les automobilistes se mobilisent le plus férocement : à la cause universelle de la protection de la planète, ils opposent des raisons personnelles, nationales ou économiques. Le mouvement des « gilets jaunes », par exemple, a été déclenché par un projet de taxe sur le carburant censé réduire l’usage de la voiture. Parmi leurs revendications contradictoires, les « gilets jaunes » ont demandé l’abolition d’une loi abaissant à 80 km/h la vitesse maximale sur les routes départementales. Et même dans un pays comme l’Allemagne, bien plus soucieux de la protection de la nature, l’interdiction des véhicules diesel dans différentes villes suscite régulièrement la grogne des conducteurs. Attendons de voir ce qui se passera dans l’est de l’Europe quand quelqu’un s’aventurera à demander aux automobilistes de consentir à des sacrifices pour le bien commun.

Aujourd’hui, l’automobile est une bulle qui permet à l’individu de s’isoler du monde – tout comme la bulle Internet. Quant aux mouvements sociaux, ils semblent s’individualiser : au lieu d’être collectifs, ils sont la somme d’impulsions individuelles. Un jour, il y a un accident de la route et les automobilistes réclament davantage de réglementations ; le lendemain, ils protestent contre des réglementations qui leur paraissent défavorables. Un jour, une victime suscite une vague de sympathie ; le lendemain, un migrant provoque une explosion de haine. Certains usagers de la voiture sont en colère parce que leur mode de vie est menacé quand d’autres ont peur de ne plus réussir à gagner leur vie. Bref, l’automobile divise. Et elle tente d’effacer ces divisions en créant des foules – des foules de personnes isolées. Faudra-t-il attendre la voiture sans conducteur pour renouer le dialogue, assis ensemble sur la banquette arrière ?

Ivaylo Ditchev a enseigné en France, aux Etats-Unis et en Allemagne. Il s’est d’abord intéressé à l’esthétique, puis, après la chute du Mur, il a investi le champ des sciences sociales en étudiant les relations entre politique et culture. Il étudie, entre autres, l’esthétisation du pouvoir dans la presse. Ivaylo Ditchev contribue régulièrement en tant que chroniqueur aux programmes de la radio allemande Deutsche Welle. Traduit de l’anglais par Valentine Morizot.

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