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La voiture est le jouet adulte, avec lequel on joue "pour de vrai", pour dehors, et dedans (3/6)

La voiture est le jouet adulte, avec lequel on joue "pour de vrai", pour dehors, et dedans

La ruse hégélienne de l’histoire joue ses tours dans l’industrie aussi. Sous la pression de l’urgence climatique, qui lui impose une mutation conceptuelle historique, le secteur de l’automobile s’est mis à carburer, entre autres hypothèses, sur une voiture d’avenir tout droit sortie de la science-fiction et qui, pourtant, nous ramène à la définition de départ. Qu’est-ce en effet que la « voiture autonome », annoncée pour bientôt, qui n’aura plus besoin de conducteur et laissera les passagers vaquer à loisir dans leur bulle vitrée sans plus se préoccuper du trajet une fois celui-ci programmé, si ce n’est la concrétisation de l’étymologie d’origine, « automobile » signifiant littéralement « qui se déplace par soi-même ».

Ce tour de roue complet aura eu lieu en à peine plus d’un siècle, qui vit une machine changer la face du globe : elle grouille désormais à raison de 87 176 335 véhicules produits dans l’année, qui rejoignent le 1,28 milliard d’automobiles en circulation, chiffres qui, comme ceux des naissances, sont dépassés le temps de les écrire. L’affolante « démographie automobile » montre toute la contradiction que métastase cette mécanique devenue universellement dangereuse, mais qui reste un rutilant objet du désir individuel. « La voiture à présent tue l’avenir, et nous restons au volant », pourrait dire un chef d’Etat à la tribune de l’ONU.

L’humanité a l’habitude de ne sortir du déni qu’au bord de la catastrophe, souvent trop tard. Les chocs pétroliers de 1973 et de 1979, qui ponctuèrent l’alerte au consumérisme prophétisée alors par le penseur autrichien Ivan Illich, n’avaient pas suscité de branle-bas radical de la part de l’ingénierie automobile. L’effort de recherche ne porta que sur la baisse de la consommation, pour passer tangentiellement sous la barre du « 5,7 litres aux 100 ! » claironné, dès 1956, par l’autocollant publicitaire sur la lunette de la Renault Dauphine. Les Français étaient passés maîtres en moteurs économiques. Après quoi, les Verts allemands, ayant accédé au pouvoir dans les années 1990, prirent le relais et leurs strictes normes anti-Co2 firent le succès des voitures allemandes, qui relevèrent le défi d’être aussi puissantes qu’économiques, confirmant au passage que la contrainte n’inhibe pas particulièrement la création.

Un signe, toutefois, ne trompe pas : l’industrie automobile multiplie les hypothèses et les prototypes d’avenir, elle est entrée en ébullition programmatique comme jamais dans son histoire. Certes, la concurrence fut toujours le nerf de l’inventivité. Mais, à ce point, à ce rythme, il y a de l’angoisse dans l’air – saturé, et pour cause. L’autre nerf de l’inventivité, l’inquiétude, paraît cette fois sollicité. Constructeurs et consommateurs se guettent les uns les autres pour trouver entre eux, entre l’offre et la demande, le nouvel embrayage désormais nécessaire et nécessairement révolutionnaire vu le péril.

Autonomie, le maître mot

Or, force est de constater que le monde des affaires et les constructeurs semblent plus responsables que nous autres, les automobilistes. Exemple, ces derniers mois : les ventes de voitures diesel connaissent un net rebond sous l’effet des rabais que consentent les concessionnaires pour faire oublier le « dieselgate » de 2015. En l’occurrence les uns et les autres sont complices ; mais pendant ce temps, de salons de l’automobile en programmes décennaux annoncés tant par Peugeot-Citroën-Opel que par VW-AG, Mercedes-Benz, Renault-Nissan-Mitsubishi, sans oublier la marque Tesla, petite par la taille mais reine des hautes technologies, dont les projets stratosphériques lèvent plus de capitaux que Renault en Bourse, jamais autant de concept-cars ne sont sortis des bureaux d’études, stimulés par les hypothèses d’avenir qu’ils mettent au banc d’essai de leurs alternatives au moteur à énergie fossile.

Alors, d’où peut et d’où va venir la solution ? Autonomie, c’est apparemment le maître-mot du moment. Autonomie pas seulement de conduite, mais aussi de 150 à 500 km à chaque recharge d’un modèle électrique ou hybride. En fait, cette notion d’autonomie est une clé de décryptage et de marché, parce qu’elle confirme le facteur sociopolitique de masse qui, outre son efficacité pratique, explique le succès de l’invention automobile : l’automobile est démocratique par essence… Démocratie sociale au temps des congés payés ; aujourd’hui revendication du libéral « chacun sans tous » ; mais c’est toujours l’individualiste qui occupe la pointe du cône des droits de l’homme. Le droit de se déplacer quand, où et comme on veut illustre le libre désir de chacun, qui, toute traduction égale par ailleurs, a pour limite la liberté locomotrice d’autrui, qu’on ne doit pas heurter sous peine de l’être, en tout égoïsme bien compris. Du reste, si on le compare aux milliards de kilomètres parcourus chaque jour, le nombre d’accidents est somme toute relatif. Kant y trouverait confirmation de son « insociable sociabilité de l’homme », qui fait attention à autrui parce qu’il se sait fort peu altruiste.

Mais l’individu démocratique est aussi animal technique, et ludique, et enfant à cet égard. C’est le troisième facteur de démographie automobile : la voiture est le jouet adulte, avec lequel on joue « pour de vrai », pour dehors, et dedans. Certains projets récents de constructeurs l’illustrent avec une intuition anthropologique que la réflexion intellectuelle ferait bien d’analyser. Quel fut le clou du dernier Mondial de l’automobile de Paris, en septembre 2018 ? Le concept e-Legend de Peugeot, qui ne joue pas vraiment sur la nostalgie « néorétro » à partir du coupé 504, fleuron du carrossier Pininfarina de 1969 à 1983, mais sur l’audace rétrofuturiste. Parmi ses quatre modes de conduite à propulsion électrique, la e-Legend en offrira un qui permettra au conducteur de devenir passager, avec volant qui s’escamote, sièges qui se tournent vers le salon multiservices, jeux vidéo, films, messages de navigation que le conducteur pourra modifier en dix-sept langues tout en écoutant sa playlist, que le « zoning » isolera des autres occupants, chacun choisissant sa fragrance de parfum par diffuseur.

Produire plus avec moins

La voilà donc, la voiture autonome, dans toute sa splendeur, dira-t-on. Non, quelque chose d’à la fois plus superficiel et fondamental a motivé l’engouement du public réclamant à Peugeot de commercialiser au plus vite cette voiture de rêve. C’est l’attrait de l’objet, irrésistible, cette épure de ligne qui garde l’équation de coupe originelle et sculpte l’élan dynamique avec une sobriété qui paraît sourdre de la structure interne, véritable « nombre d’or » automobile qui fait que ce coupé reste « éternel dans le transitoire », dirait Baudelaire de nos jours s’il daignait toutefois annexer le salon mécanique à ses Salons de critique d’art. Et même à s’en tenir à l’habitacle : très tendance « autonome », mais avec son ambiance de bleu turquoise veiné de bois, il vous plonge dans une immersion chaleureuse et spatiale qui inspirerait Stanley Kubrick.

Cette description juste pour ne pas nous payer d’illusions, si louables soient-elles, et pour entrevoir la résolution du problème. Pas d’illusions : l’homme jouit de l’objet automobile et préférera en crever plutôt que de la réduire à un… véhicule utilitaire. La solution ? Le concept de légende fraye peut-être la voie, en bouclant le tour de roue historique de notre prospective. Il est né de son modèle passé, comme la Mini, la Fiat 500, et pourquoi ? Parce que ce sont des modèles de génie par la simplicité, et que ce génie-là s’impose, comme la 2 CV Citroën reste plébiscitée par les pétitionnaires de tous les pays. Si, en outre, on admet que la voiture autonome commet l’infraction fondamentale de priver le conducteur de l’autonomie dynamique dont il jouit en (se) conduisant, la solution d’ensemble sera plutôt dans la technique, d’autant plus technique qu’elle sera simple à couper le souffle. Un exemple, répondant à notre souci d’économie d’énergie : des constructeurs vont équiper nos voitures d’un système cinétique, expérimenté en Formule 1 dès les années 1990, qui permet de récupérer l’énergie dépensée au freinage pour la réinjecter en force motrice. Que ce qui freine nous avance : très genre humain, tout cela… Et l’on retrouve la plus économique définition de l’économie : produire plus avec moins.

Economie pour économie, on peut pendre le problème par l’autre bout, en symétrie inverse. Un autre de nos ingénieurs, Jean-Pierre Dupuy, X-Mines, philosophe des sciences, qu’on devrait d’ailleurs plus écouter pour refonder l’enseignement économique, calculait, dès 1975, que la voiture, si l’on rapporte les dépenses annuelles au temps d’utilisation, de circulation, d’entretien, d’embouteillages voire d’hôpital, atteint finalement « une vitesse généralisée » inférieure à celle de… la bicyclette. Mécanique autrement simple, qui n’use d’autre énergie que son mouvement, et rentabilité en monnaie de temps. Là oui, on vise une autonomie autrement essentielle, celle-là même qui est compromise par la force centrifuge de la vie contemporaine : la liberté d’avoir son temps.

Jean-Philippe Domecq est romancier, auteur de deux cycles romanesques, « Les Ruses de la vie » et « La Vis et le Sablier » (Métaphysique Fiction). Essayiste, auteur de « Robespierre, derniers temps » (Seuil, 1984), il s’est intéressé à la critique d’art (« Comédie de la critique », Pocket, 2015) et à la critique littéraire (« Qui a peur de la littérature ? », Mille et une nuits, 2002, Prix international du PEN club). « Ce que nous dit la vitesse » (Agora, 2013) lui a valu d’être reconnu comme écrivain dans le monde de la compétition automobile. Il est l’auteur d’un roman sur la F1, « Sirènes, Sirènes » (Seuil, 1985), inspiré de la vie du coureur automobile Niki Lauda. Jean-Philippe Domecq est également membre du comité de rédaction de la revue « Esprit »

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