Energie : la transition catastrophique

En assistant à ce spectacle, on songe aux mauvais films de science-fiction mettant en scène de maléfiques robots voués à la destruction de la planète et de l’humanité, ou aux machines de la Guerre des mondes : imaginez une excavatrice de 200 mètres de long, 50 mètres de large, d’une puissance de milliers de chevaux, munie d’une gigantesque roue à godets d’une part, d’un tapis d’extraction à jet continu de l’autre. Un monstre assez terrifiant, qui avance de quelques mètres chaque minute - vitesse stupéfiante pour une chose qui dévore la terre - et extrait près de 250 000 m3 de matière par jour. Ces horreurs existent : elles sont employées dans bien des mines à ciel ouvert du monde. Elles ont le vent en poupe au cœur de l’Europe, où l’extraction de lignite a repris de plus belle depuis quelques années. La «sortie de l’atome», subitement décidée par Angela Merkel en 2011, après la catastrophe de Fukushima, a précipité la «transition énergétique» vers les énergies renouvelables, que tant appelaient de leurs vœux depuis les années 70.

Des efforts considérables de recherche et de développement sont menés, entre les universités et les entreprises privées, pour développer parcs à éoliennes, transport du courant, hydroliennes… Mais cet effort est lent, trop lent, sans doute freiné par les producteurs d’énergie classique qui ne tiennent pas à changer de modèle trop vite.

Nombre d’experts s’accordent à dire qu’un développement accru des énergies renouvelables permettrait de sortir plus vite de l’atome. Les producteurs d’électricité rechignent donc et le marché politique, tacite, est le suivant : le gouvernement casse notre outil atomique ; qu’il nous laisse utiliser nos bonnes vieilles centrales à charbon pour rentrer dans nos frais et faire du profit. Car du charbon, il y en a, en Europe centrale : avec le minerai de fer, il a permis, depuis le Moyen Age, le développement d’une industrie métallurgique réputée. Mais ce charbon est épouvantablement polluant : le lignite en est le plus chargé en hydrocarbures qui soit, mais aussi en eau - ce qui le rend peu performant : il faut donc en brûler beaucoup.

La transition énergétique allemande, ce magnifique projet, pollue donc considérablement faute de faire porter suffisamment d’efforts sur l’eau, le soleil et le vent. Elle détruit aussi énormément : les excavatrices monstrueuses en action dans les Länder de Rhénanie, de Saxe-Anhalt ou du Brandebourg dévorent littéralement la terre, sur des profondeurs pouvant aller jusqu’à 450 mètres, et sur des surfaces de dizaines de milliers d’hectares. Les expropriations pleuvent sur des villageois que les entreprises de production énergétique relogent ailleurs, dans des bourgs sans âme édifiés ex nihilo. Les anciens villages sont détruits et leur sol bouleversé jusqu’à la précieuse couche de lignite, dont l’extraction pollue nappes phréatiques et aquifères diverses.

Reviennent en mémoire la phrase de Nietzsche («le désert gagne») ou les considérations de Heidegger sur une technique devenue folle, d’un calcul économique qui repose sur la consommation des biens et la consomption des êtres et des choses : ici, c’est l’environnement, des villages, des forêts, des cours d’eau et des lacs qui sont engloutis par les gigantesques pelleteuses pour livrer aux fours des centrales leur combustible quotidien. Les équipements faramineux conçus et employés pour manger la terre sont en outre tellement coûteux que leur amortissement réclame une activité sans relâche - laquelle s’avère tellement profitable que de nouvelles machines sont commandées, et de nouveaux sites désignés à l’exploitation - c’est-à-dire à la destruction totale.

La société civile se mobilise, non seulement les premiers touchés, ceux qui voient leur maison disparaître, mais aussi tous ceux qui sont préoccupés par le sort réservé aux surfaces englouties et aux eaux polluées. Industriels et gouvernements restent pour l’instant sourds face aux protestations, invoquant l’impeccable et implacable rationalité financière de ces exploitations qui balayent la nature et la culture jusqu’au plus profond de la géologie. A court terme, tout ceci est, en effet, rentable. A long terme, comme disait Keynes, nous sommes tous morts.

Johann Chapoutot, historien, professeur à la Sorbonne-Nouvelle, Paris-III.


Cette chronique est assurée en alternance par Laure Murat, Serge Gruzinski, Sophie Wahnich et Johann Chapoutot.

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