Entre coercition et émancipation: une histoire globale du contrôle des naissances

Jeune femme transportée dans un centre de soins après une opération de stérilisation douteuse, Inde, 2014.
Jeune femme transportée dans un centre de soins après une opération de stérilisation douteuse, Inde, 2014.

En 1878, le médecin néerlandais Aletta Jacobs ouvrit ce que l’on considère comme la toute première clinique de contrôle des naissances. Travaillant à partir de locaux exigus à Amsterdam, elle proposait la pose de diaphragme aux femmes défavorisées ainsi que des services de santé maternelle et infantile. Vers 1930, des cliniques similaires avaient été ouvertes dans une trentaine de pays dans le monde.

Le concept de contrôle des naissances n’avait bien sûr rien de nouveau. Au cours de l’histoire, presque toutes les sociétés ont cherché à maîtriser la procréation, que ce soit par des mariages tardifs, l’allaitement prolongé, des méthodes maison de barrière contraceptive ou des avortements provoqués. Ces nouvelles cliniques rendirent toutefois plus accessibles des méthodes «modernes» relativement coûteuses, comme le diaphragme. Elles firent également passer le contrôle des naissances de la sphère privée et des réseaux communautaires à un cadre médical supervisé par une nouvelle génération de médecins, infirmières et travailleurs sociaux professionnels.

Ces partisans d’une régulation de la natalité ont consciemment mené une action transnationale dès le départ, échangeant des informations, des brochures et des conseils d’un bout du globe à l’autre. Dans les années 1940 et 1950, des copies de publications internationales comme «Birth Control Review «pouvaient par exemple être trouvées dans des cliniques du monde entier, de la Jamaïque au Japon. Les associations locales commencèrent également à établir des liens plus formels par le biais d’organisations comme l’International Planned Parenthood Federation (la Fédération internationale pour la planification familiale), qui en 1961 regroupait 32 pays membres sur quatre continents.

Certains défenseurs du planning familial se rendirent également à l’étranger pour faire progresser cette cause. Des études récentes ont exploré le travail international de militantes américaines, dont Margaret Sanger, qui voyagea abondamment, donnant des conférences publiques et contribuant à l’établissement de nouvelles cliniques. Mais des militants de l’hémisphère sud se rendirent également dans les pays du Nord et dans tous les pays du Sud, partageant leurs expériences et compétences. Le médecin jamaïquain Jai Lal Varma, par exemple, visita des cliniques de contrôle des naissances en Inde et à Londres à la fin des années 1930, tandis que Lady Rama Rau devint une figure notoire de la scène internationale du planning familial dans les années 1950.

Amplification du mouvement dans les années soixante

La dynamique internationale du mouvement se transforma dans les années 1960, parce que les préoccupations concernant la croissance rapide de la population dans les pays en voie de décolonisation plaidèrent en faveur du transfert du contrôle des naissances vers le cadre des politiques étatiques et de l’aide étrangère. Les petites cliniques privées des décennies précédentes ont été éclipsées dans de nombreux pays par les programmes étatiques généralisés de «contrôle démographique», accompagnés de nouvelles méthodes comme la pilule, le stérilet, les injections de produits contraceptifs, dont le Depo-Provera, et des implants contraceptifs comme Norplant, avec le soutien financier de plusieurs donateurs, dont les Nations unies et l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID).

Si cette évolution permit de rendre les méthodes de contrôle des naissances plus accessibles que jamais auparavant, elle donna rapidement lieu à des controverses. Plusieurs programmes avaient encouragé des pratiques coercitives et totalement contraires à l’éthique, ou subordonné l’octroi des prestations de l’Etat à l’utilisation de méthodes contraceptives. Pour les critiques, cette situation résultait du fait que l’accent avait été mis uniquement sur l’abaissement du taux de fécondité, plutôt que sur l’émancipation des femmes.

En fin de compte, il fallut l’émergence d’un autre mouvement transnational – cette fois-ci, contre le contrôle démographique – pour transformer l’ordre du jour international. Des organisations transnationales non gouvernementales comme l’International Women’s Health Coalition et DAWN ont par exemple joué un rôle crucial pour réclamer un changement lors de la Conférence internationale sur la population et le développement, tenue au Caire en 1994. Le Programme d’action adopté par la Conférence introduisait un changement de paradigme en faveur des «droits génésiques», dont le droit à des méthodes sûres, accessibles et abordables de planification familiale, mais également le droit d’avoir des enfants (par le biais de l’accès aux soins de santé maternelle) et le droit de prendre des décisions concernant la procréation sans coercition ni violences. Les droits génésiques constituent aujourd’hui une norme internationale largement reconnue.

Connaitre le contexte local et international

Comprendre l’histoire du contrôle des naissances dans un endroit donné implique donc d’avoir connaissance du contexte international et du caractère transnational des mouvements qui l’ont engendrée. Cette compréhension ne peut pour autant ignorer l’importance du contexte local. En fait, l’examen des archives des organisations locales et internationales montre que la même aide étrangère ou le même programme étatique pouvait simultanément être utilisé dans une ville pour encourager l’utilisation de stérilets expérimentaux pour les femmes et dans une autre ville, pour créer des centres d’éducation sexuelle localement demandés par les parents.

Qu’une campagne donnée soit coercitive ou émancipatrice était ainsi déterminée à différents niveaux, sous l’influence non seulement des priorités et de l’idéologie des donateurs internationaux et des fonctionnaires de l’Etat, mais également du personnel de santé et des travailleurs sociaux accomplissant le travail quotidien des campagnes de contrôle des naissances, voire parfois des patients eux-mêmes. Nous devons pour cette raison éviter de donner trop de poids aux changements de paradigme officiels de la communauté internationale ou au changement de terminologue des programmes étatiques. Tout comme l’aide étrangère pour le «contrôle démographique» pouvait financer un large éventail de pratiques différentes, le programme concernant les «droits génésiques» trouvera en fin de compte sa signification sur le terrain.

Nicole Bourbonnais, professeur assistant en histoire internationale (IHEID). Traduit de l’anglais par Julia Gallin.

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