Entreprises : comment « mieux maîtriser le risque judiciaire américain » ?

Le 19 novembre, la Société générale a annoncé une nouvelle série d’accords avec les autorités américaines pour un montant total d’environ 1,4 milliard de dollars afin de solder des poursuites pour violation des embargos américains. Se pose donc une fois de plus la question du rôle joué par la justice américaine – et ses avocats – dans la guerre économique que se livrent actuellement les principaux acteurs du G20.

Certains médias ont récemment mis en cause les cabinets d’avocats américains, dépeints comme les « chevaux de Troie » de la justice américaine. L’importance de la sauvegarde des intérêts de nos entreprises, en particulier, dans le contexte géopolitique actuel marqué par un repli protectionniste, impose pour être efficace de ne pas tomber dans une vision simpliste du monde.

Les Etats-Unis utilisent à l’évidence leur droit et leur système judiciaire comme un levier économique. Cela se manifeste notamment par la collecte d’informations stratégiques dans le cadre de procédures administratives ou judiciaires et de l’imposition de lourdes amendes à des entreprises étrangères, souvent européennes, faisant suite à des poursuites mises en œuvre sur le fondement des lois anti-corruption ou des programmes de sanctions économiques américains, d’application extraterritoriale.

Transfert massive de capitaux

Le montant cumulé des amendes ainsi imposées à nos entreprises constitue un transfert massif de capitaux de l’Europe vers les Etats-Unis. Les avocats exerçant dans des structures américaines ne sont pas responsables de ces enquêtes. Tout avocat exerçant en France ou aux Etats-Unis, quelle que soit la nationalité de son cabinet, est tenu au respect du secret professionnel ou du « legal privilege », qui constitue l’un des piliers de nos systèmes judiciaires démocratiques. Le bureau français d’un cabinet américain est pleinement considéré comme un cabinet d’avocats français.

En toutes circonstances, l’avocat reste le mandataire de son client et ne peut coopérer avec les autorités que conformément à sa demande. Tous les avocats exerçant en France sont également tenus au strict respect de la réglementation européenne et française sur le transfert de données personnelles, ou d’informations sensibles (loi de blocage). Il n’existe d’ailleurs qu’un précédent isolé de mise en cause d’un avocat pour avoir spontanément transmis des informations aux autorités américaines en violation de la réglementation française : il a fait l’objet d’une condamnation pénale définitivement confirmée en 2007 dans le cadre de l’affaire Executive Life.

La particularité du rôle de l’avocat amené à intervenir dans un dossier de défense pénale aux Etats-Unis tient en réalité au fonctionnement du système répressif américain. Les Etats-Unis ont d’une certaine manière « privatisé » les enquêtes pénales en renversant la charge de la preuve sur les entreprises, qui se voient dès lors imposées de mandater des avocats pour conduire des investigations au sein de l’entreprise. On peut discuter de l’opportunité d’un système qui transfère la charge financière de l’enquête sur les entreprises poursuivies, fait sortir de la sphère publique une fonction régalienne et impose nécessairement de placer l’avocat en position d’enquêteur.

Maîtriser le risque judiciaire américain

D’autant plus que la coopération avec les autorités peut être perçue comme forcée, car il est difficile d’aller au procès en raison du risque de perte de l’accès au marché américain (notamment pour les banques) et de l’aléa des procès devant un jury. Ce rôle particulier de l’avocat lui impose une obligation accrue de rigueur et d’indépendance, notamment dans la bonne gestion des diligences à mettre en œuvre. La situation de conflit d’intérêt potentielle dans la vie de l’avocat n’est pas exceptionnelle (par exemple, être tenté de recommander une stratégie procédurale qui protège les intérêts d’autres parties prenantes, être influencé dans l’opportunité de rompre une négociation par des intérêts économiques propres au cabinet, être influencé par un intérêt de place dans l’appréciation de l’intérêt du client, etc.) et surtout n’est pas propre à ces enquêtes.

Ce qui compte alors n’est pas la bannière du cabinet, mais la rigueur de la personne qui porte le dossier. Placer les avocats en position de bouc émissaire apparaît dès lors inutile. Si l’on veut mieux maîtriser le risque judiciaire américain, il conviendrait plutôt de se focaliser sur d’autres enjeux.

Enjeu n’est plus légilatif, mais judiciaire

Tout d’abord, les entreprises françaises devraient organiser leur stratégie de défense en analysant de près l’opportunité de lever le legal privilege, en définissant de façon plus restrictive le périmètre de l’enquête, en clarifiant le degré de coopération à mettre en œuvre avec l’autorité de poursuite, et plus généralement, en utilisant les protections prévues par le droit français (secret professionnel, loi de blocage, secret bancaire, données personnelles, etc.).

Ensuite, à l’avenir, la capacité française à dissuader les autorités étrangères de poursuivre les fleurons nationaux résidera dans l’aptitude de notre système judiciaire à poursuivre de façon efficace les infractions en cause. La loi Sapin II a permis un alignement des pratiques françaises sur les standards américains en matière de lutte contre la corruption : l’enjeu n’est aujourd’hui plus législatif, mais judiciaire.

Dans la même logique, au niveau européen, nos juridictions devraient sortir de la répression des seules pratiques anti-concurrentielles pour étendre le champ des poursuites à d’autres matières, par exemple la protection de la vie privée et des données personnelles. Cela permettrait de rétablir un véritable rapport de force économique avec les Etats-Unis.

Enfin, les Etats membres devraient s’interroger sur le rôle joué par les Etats étrangers ou leurs émanations dans l’obtention par leurs entreprises de contrats significatifs à l’export. Le contexte de compétition actuelle impose en effet de considérer de nouvelles formes de concurrence déloyale.

Daniel Hurstel et Grégoire Bertrou sont avocats associés au cabinet Willkie Farr & Gallagher LLP.

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