Entreprises numériques globales: « Relocaliser le débat »

Les géants du numériques, les fameux « GAFAM » (pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), sont au cœur du débat sur la transformation numérique. « French Tech contre GAFA », « guerre contre les GAFA », de nombreux articles dénoncent, s’interrogent, et appellent à mettre en œuvre des protections.

Celles-ci sont liées tantôt à des considérations de répartition de la valeur – comme l’amende de 13 milliards d’euros infligée par la Commission européenne à Apple pour l’optimisation fiscale pratiquée en Irlande – et d’abus de position dominante – comme l’opposition entre Free et Google dans les débats sur la neutralité du Net –, tantôt aux tensions entre les conditions générales d’utilisation des GAFAM et le droit européen – droit à l’oubli, distinction entre apologie du terrorisme et liberté d’expression.

Cette demande, portée en France par l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), ou encore par la loi numérique qui sera débattue au Sénat le 27 septembre, peut-elle s’apparenter à du protectionnisme ?

Il s’agit plutôt de relocaliser le débat. Quoi de plus légitime, dans la mesure où les bénéfices comme les inconvénients de notre présence en ligne s’évaluent, pour la plupart d’entre nous, sur le plan local ? La visibilité sur Internet d’un hôtelier périgourdin dépend fortement de ce qu’il débourse auprès de Booking.com ou de Google pour être référencé et accessible, même à des personnes habitant dans son propre département. Un lycéen breton, lui, s’adresse essentiellement sur Facebook ou Snapchat à des amis proches, fréquentant les mêmes établissements. Plus tard, il s’adressera à des recruteurs, dans un environnement qui restera la plupart du temps local.

Dépendants des plates-formes

Dans ces deux cas, l’utilisateur, faute de maîtriser sa propre présence en ligne, reflet de son identité numérique, la laisse construire par les plates-formes. Il se soumet à des conséquences économiques et sociales directes et perceptibles, alors que les causes lui en restent tout à fait inaccessibles.

Si les plates-formes changent leur politique commerciale, notre restaurateur ne pourra que se plier à leurs conditions, faute de quoi il deviendra invisible, même de ses voisins. Quant au lycéen, c’est au contraire la permanence de la visibilité de ses échanges avec ses camarades qui posera problème à l’avenir. Sans maîtrise de son identité numérique, il restera dépendant des conditions d’utilisation des plates-formes qu’il aura utilisées dans sa jeunesse, ou il devra faire appel à la CNIL pour faire respecter sa vie privée.

Comment, dès lors, amener les grandes plates-formes à être responsables, autrement dit, comment mieux les encadrer ? Ces acteurs se voulant globaux, un critère majeur devrait être l’engagement à respecter l’ensemble des territoires sur lesquels ils opèrent, et à s’y implanter dans la durée, notamment en y payant leurs impôts à proportion de leur activité sur place.

Ils devraient également accepter l’existence de cadres juridiques différents à travers le monde et, plutôt que de se retrancher derrière celui qui les arrange, les respecter pleinement et en tous points, ou renoncer à certains marchés. On ne peut pas prendre la fiscalité irlandaise, la protection de la vie privée américaine et le crédit impôt recherche français pour un seul et même service !

Ces plates-formes doivent par conséquent rendre des comptes et systématiser la transparence, qu’elles pratiquent déjà ponctuellement, comme Google sur les requêtes reçues des autorités. On remarquera toutefois qu’ici Google applique la transparence… aux autres, c’est-à-dire aux gouvernements, alors qu’il pourrait l’appliquer à ses propres activités.

Il serait par exemple intéressant de connaître le montant d’impôts payés dans chaque pays, les procédures engagées pour le respect des cadres juridiques, mais aussi le nombre de cas où des entreprises ont été écartées des plates-formes et où des utilisateurs ont été suspendus, ces actions pouvant porter gravement atteinte à l’activité d’une entreprise ou d’un particulier.

Le pouvoir de déréférencement

Ce dernier point est central, notamment pour les PME, qui développent souvent une dépendance vitale à la plate-forme qui représente un pourcentage significatif de leur chiffre d’affaires. Le pouvoir de déréférencement devient alors une arme disproportionnée permettant tous les abus : hausse de tarifs, chantages au retrait de contenu, vente forcée…

Les procédures aboutissant à ces décisions sont encore bien trop opaques et font souvent l’impasse sur des notions essentielles comme le respect du principe du contradictoire, la présomption d’innocence ou encore l’absence de conflit d’intérêts. Les décisions prises par les plates-formes ne sont en général pas susceptibles de recours, la seule possibilité étant de payer plus, ou dans certains cas d’aller en justice.

De nombreuses entreprises utilisatrices n’ayant pas pris les dispositions pour déporter rapidement leur service vers d’autres plates-formes, la mise en place de recours, voire de délais contraignants pour les déréférencements, s’avèrent nécessaires. Cela fait d’ailleurs longtemps que des résolutions des litiges transparentes ont été mises en place dans le secteur des noms de domaines, comme le .fr pour la France, ce qui rassure les ayants droit, les titulaires de noms de domaine et les internautes.

A l’heure où la régulation inquiète les GAFAM, elles doivent faire sans concession leur examen de conscience : sont-elles à la hauteur des attentes que leur discours a créé sur l’ouverture, la transparence et la libre entreprise ? Méritent-elles la confiance de leurs clients et des Etats qu’elles implorent de ne pas les réguler ? Les débats sur la portabilité des données entre plates-formes montrent qu’il y a encore du chemin pour que celles-ci cessent de s’approprier l’identité numérique de leurs clients…

Par Mathieu Weill, directeur général de l’Association française pour le nommage Internet en coopération (Afnic)

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