Erdogan et la diplomatie des otages

Un an à peine après l’arrestation de notre compatriote Mathias Depardon, placé à l’isolement pendant des semaines et qui n’a dû sa libération qu’à l’intervention personnelle d’Emmanuel Macron, la liste des arrestations arbitraires de citoyens européens par le régime d’Ankara ne cesse de s’allonger. A la vingtaine de citoyens allemands, français, finlandais et suédois interpellés dernièrement (FDD Report, juin 2018) sont venus s’ajouter deux Grecs, le lieutenant Angelos Mitretodis et le sergent Dimitris Kouklatzis, âgés respectivement de 25 et 27 ans, arrêtés le 1er mars au cours d’une patrouille de routine.

Jusqu’ici, dans ce genre de situation, quand des patrouilles turques et grecques tombaient nez à nez dans cette région frontalière où il peut être difficile de s’orienter par temps de brouillard, cela restait un non-événement, et les choses se réglaient courtoisement par un échange de cigarettes et de plaisanteries, suivi d’un rappel à l’ordre. Pourquoi cette fois-ci l’incident a-t-il donné lieu à des arrestations suivies d’un emprisonnement qui dure depuis des mois, sans que la moindre accusation précise n’ait été formulée à l’encontre des deux jeunes officiers grecs ?

La réponse est donnée avec précision et clarté par le courrier qu’Ahmet Berat Çonkar, chef de la délégation turque auprès de l’Otan, a adressé le 31 mai au président du Parlement européen, Antonio Tajani : «J’aimerais conclure en indiquant que les autorités et la société turques attendent l’extradition immédiate des huit meurtriers, et nous vous assurons que les deux soldats grecs détenus bénéficieront alors d’un procès équitable en Turquie.»

Qui sont donc ces «huit meurtriers» dont l’extradition est la condition sine qua non de la tenue «d’un procès équitable» pour les deux otages grecs ? A la suite du coup d’Etat avorté de juillet 2016, huit officiers turcs se sont réfugiés en Grèce à bord d’un hélicoptère et ont demandé l’asile politique. La Turquie a réclamé leur extradition, les accusant d’être des putschistes, ce que les intéressés nient farouchement.

La réaction du gouvernement Tsípras n’a pas été exempte d’ambiguïté : faisant fi de la présomption d’innocence, il a décrit ces officiers comme des putschistes, sans en avancer la moindre preuve. Et il lui a fallu deux ans pour démentir, enfin, les propos du président turc qui avait déclaré à plusieurs reprises : «Tsípras m’a donné sa parole, il va les extrader.» Promesse qui, si elle était tenue, contreviendrait par ailleurs au principe de séparation des pouvoirs. La réaction de la Nouvelle Démocratie, premier parti d’opposition et en théorie plus libre de ses propos que le gouvernement en exercice, n’a pas davantage brillé par sa clarté : elle est restée très mesurée, voire timorée, face au harcèlement incessant de la justice grecque par le régime turc. Justice qui, faut-il le rappeler, est seule à pouvoir décider du sort de demandeurs d’asile dans un Etat de droit. Or, la justice a tranché. Après une odyssée judiciaire au cours de laquelle le tribunal chargé de statuer sur la demande d’asile à dû faire face à un recours du… ministre de l’Immigration, la Cour suprême a décrété que les huit officiers turcs devaient bénéficier du statut de réfugiés politiques, la Turquie n’ayant pu fournir la moindre preuve de leur culpabilité et les risques de torture et de mort en cas d’extradition étant avérés.

Ce qui est reposant avec les dictateurs, qu’ils soient élus ou non, c’est qu’ils annoncent toujours la couleur. Vingt-quatre heures avant sa visite d’Etat à Athènes en décembre 2017, M. Erdogan avait proposé, en toute simplicité, de réviser le traité de Lausanne sur le tracé de la frontière gréco-turque. Avec un argument novateur : «Comment des îles en mer Egée pourraient-elles être grecques alors que la Turquie est à portée de voix ?»

C’est dans un même souci de clarté que le régime d’Ankara propose d’échanger les deux otages grecs contre les huit officiers turcs. Cela pourrait faire un bon film d’espionnage, avec Tom Hanks et Steven Spielberg. Mais, hélas ! cela n’a rien d’une fiction. C’est la triste réalité des relations entre l’Europe de 2018 et son voisin autocrate qui ne comprend vraiment pas pourquoi on ne veut pas de lui. En attendant, les otages grecs risquent deux années d’emprisonnement - pour un crime dont on ne sait toujours pas de quoi il s’agit.

Dionysios Dervis-Bournias, chef d'orchestre franco-grec, directeur artistique.

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