Erdogan, Premier imam de Turquie

«Jamais nous ne sommes intervenus dans la vie privée de quelqu’un. La vie de notre peuple est sous notre garantie. Il y a des modes de vie légitimes et des modes de vie illégitimes.[…] En tant que pouvoir conservateur, nous sommes dans l’obligation d’intervenir.» C’est le Premier ministre turc qui parlait ainsi, il y a une dizaine de jours. Il lançait une nouvelle campagne de moralisation, totalement inattendue, contre la mixité des logements étudiants. Pas seulement dans les résidences universitaires mais aussi dans les colocations d’appartement !

Se croire en droit d’intervenir légalement sous prétexte d’illégitimité d’une situation au regard de la morale religieuse alors que le droit, justement, considère illégal ce genre d’intervention révèle la profondeur de l’abîme qui sépare le majoritarisme autoritaire qui habite Tayyip Erdogan et la démocratie.

L’annonce de cette nouvelle campagne de la police de mœurs a créé une onde de choc jusque dans les rangs du parti d’Erdogan, le Parti de la justice et du développement (PJD). Se rendant compte de la difficulté de légiférer dans ce domaine qui concerne la vie privée de personnes adultes, solidement protégée par la Constitution, Erdogan a appelé par la suite à la vigilance d’honnêtes voisins. Gardiens des bonnes mœurs et des valeurs familiales, ils vont sûrement porter plainte contre ces situations louches qui font le lit de la dépravation, a-t-il dit. Tout en ajoutant que les organisations terroristes pourraient aussi glisser dans ces lieux ! Après le spectre de Gezi, qui continue à hanter le pouvoir, une nouvelle chasse aux sorcières a été lancée contre les jeunes.

Pourquoi cette nouvelle campagne ? A l’approche des élections municipales de mars 2014, veut-il consolider sa base électorale conservatrice ? Veut-il accentuer la polarisation de la société entre les camps laïcs et musulmans afin d’augmenter ses chances de se faire élire l’été prochain, dès le premier tour de l’élection présidentielle ? Probablement. Mais les explications par les tactiques électorales ne sont pas suffisantes pour comprendre les ressorts de ce prurit de conservatisme réactionnaire qui saisit le Premier ministre turc. Il faut aussi creuser du côté de la représentation qu’il se fait de son rôle dans la société.

En 1994, quelques mois après son élection comme maire d’Istanbul, Erdogan répondait avec une sincérité déroutante à un journaliste qui lui demandait pourquoi il venait d’interdire l’alcool dans les locaux appartenant à la municipalité d’Istanbul : «Parce que je suis en même temps l’imam de cette ville. Empêcher les gens de commettre des péchés est parmi mes responsabilités.» Il s’agissait des propos d’un militant portant haut le drapeau de l’islam politique. Mais en 2001, quand lui et ses amis ont créé le nouveau parti, le PJD, il clamait haut et fort qu’ils avaient quitté les habits de la «Voie nationale», le nom du canal historique de l’islam politique turc. Ce qui leur a permis d’obtenir la majorité parlementaire un an après. Depuis, le PJD gouverne seul la Turquie.

Une des clés de la réussite de ce parti a été de transformer une partie des normes religieuses musulmanes sunnites en valeurs conservatrices d’un mouvement politique respectant la démocratie. Et abandonner les références à la charia et les aspirations à un Etat islamique. Se déclarant conservateur-démocrate, à défaut de pouvoir s’appeler musulman-démocrate, le PJD a néanmoins essayé de pénaliser l’adultère en 2004, lors de la révision du code pénal. Devant le tollé de l’UE et la forte réaction des milieux libéraux, le projet fut rapidement enterré. A l’époque, la perspective d’adhésion avait encore une réelle efficacité. Quelques années plus tard, sous couvert de la politique de santé publique, dans un pays où la consommation d’alcool par habitant est très faible, le Premier ministre a ouvert une croisade contre l’alcool. Il qualifia d’alcoolique tout consommateur d’alcool sans distinction et le gouvernement a limité drastiquement les conditions de vente de l’alcool en augmentant massivement les taxes. Il a lancé un appel pour l’interdiction de l’avortement. Le délai autorisé pour l’avortement a été réduit de quelques semaines et la vente de la pilule abortive interdite. L’appel fait aux femmes pour qu’elles fassent au moins trois enfants est devenu un refrain courant des discours du Premier ministre.

Tayyip Erdogan se vante de dire franchement ce qu’il pense. Il a déclaré il y a deux ans que son objectif était de former des générations pieuses. Le gouvernement a introduit l’année dernière plusieurs cours optionnels d’enseignement du Coran, de la vie du prophète et d’autres thèmes religieux dans les écoles publiques et privées. Cours qui s’ajoutent aux cours de religion et de morale, obligatoires de l’école primaire jusqu’en terminale, depuis le coup d’Etat militaire de 1980.

De plus en plus, des pans entiers des discours d’Erdogan, et il parle énormément, nous rappellent la prestation d’un pasteur télévangéliste. En reprenant son autodésignation de 1994, d’aucuns pourraient soutenir qu’il se voit aujourd’hui comme l’imam de la Turquie.

Tayyip Erdogan est un homme très pieux. Il est libre de penser ce qu’il veut devant l’état du monde. Mais il a l’air de confondre son rôle et de se tromper d’époque. Et, surtout, il devient dangereux pour une autre raison. Un dicton populaire turc, dans toute sa sagesse, résume ce danger : «Quand l’imam fait un pet, ses fidèles défèquent !» C’est en cela qu’aujourd’hui le Premier ministre turc représente un danger proche et réel contre la démocratie.

Ahmet Insel

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