Erdogan versus Charles Quint

Ainsi en a décidé le calife d’Ankara : le 24 juillet, Sainte-Sophie-la-Basilique est (re)devenue Ayasofya-la-Mosquée ! Convertie une première fois, après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, la basilique avait été transformée en musée en 1934 par Mustafa Kemal, dans le but de «l’offrir à l’humanité». Belle et délicate attention, mais c’était dans une autre Turquie, musulmane, oui, mais laïque.

Le 24 mars 2019, en pleine campagne pour des élections locales, Recep Tayyip Erdogan promit de redonner à ce patrimoine mondial de l’Unesco le statut qu’il avait du temps de l’âge d’or de l’empire ottoman. Prier Allah sous l’égide de sainte Sophie, blasphème ou abomination ? Certains trouveraient sans doute une réponse chez saint Marc (13.14), rapportant les paroles de Jésus : «Lorsque vous verrez l’abomination de la désolation établie là où elle ne doit pas être, – que celui qui lit fasse attention…»

Le 15 mars, l’attentat contre deux mosquées en Nouvelle-Zélande avait déjà donné l’occasion au président turc de prendre date en réagissant aux menaces du terroriste qui, après son double forfait, jura de mettre à bas les minarets de Sainte-Sophie : «Vous n’arriverez pas à faire d’Istanbul une Constantinople !» avait répliqué le maître d’Ankara.

Cachez ces saints que je ne saurais voir !

Pour réhabiliter Sainte-Sophie-la-Mosquée, il fallut d'abord procéder à un «habillage» et commencer par soustraire à la vue des fidèles les icônes et autres images sacrées devenues du jour au lendemain sacrilèges : Cachez ces saints que je ne saurais voir ! Evidemment, l’Autorité des Affaires religieuses (Diyanet) y avait pensé : «Pendant les prières, les icônes chrétiennes devraient être dissimulées, et des rideaux viendront occulter tout ce qui rappelle la religion chrétienne.» On a même prévu, écrit la Croix, d’utiliser «des techniques d’éclairage pour assombrir les icônes pendant les cinq prières quotidiennes». Après tout, confirme la direction de Diyanet, «il n’existe aucun obstacle d’un point de vue religieux pour l’ouverture de Sainte-Sophie aux visiteurs en dehors des heures de prières».

On l’aura compris : le calife turc tient à rassurer son monde tout en préservant la manne touristique (3,8 millions de visiteurs en 2019). En outre, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2023, il a intérêt à conserver la sympathie du clan conservateur sans l’appui duquel il n’aurait pas pu être réélu en 2018, déjà.

On dit que du temps où Sainte-Sophie était déjà mosquée, l’image en mosaïque de la Vierge Marie fut épargnée un siècle durant, contrairement aux autres images qui furent complètement recouvertes de lait de chaux, comme cela se fait sur les troncs d’arbres en guise d’antiseptique. La représentation de la Vierge, dans l’abside, fut seulement recouverte d’un voile, avant de subir, cent ans après, le même sort que les autres images saintes (1).

Abomination et consternation

L’annonce de cette «conversion» suscita grand émoi, mais moins impressionnant que ce à quoi s’attendait le président turc. On s’en est ému au Vatican, évidemment, à l’Unesco, mais aussi à Moscou et à Athènes : la Grèce voit ainsi le passé byzantin touché dans ce qui lui restait de plus majestueux ; le pape, lui, sans parler d’«abomination» a dit sa «désolation» en une phrase : «Je pense à Istanbul, à Sainte-Sophie, et je suis meurtri» ; et du côté du Conseil œcuménique des églises : «Chagrin et consternation.» Pas question d’abomination et désolation, comme il est dit dans la Bible… L’expression d’origine hébraïque évoque un «destructeur abominable ou plein de haine». Des destructions, l’histoire des religions en a connu ! L’islam n’est pas en reste, et c’est le moins que l’on puisse dire…

Si l’histoire du christianisme évangélique reste tragiquement marquée par ses accointances avec le colonialisme, et surtout par la période de l’Inquisition, on ne lui connaît pas cependant de périodes de destructions systématiques d’édifices d’autres religions. Il arriva même le contraire !

De Charles Quint à Napoléon III

En septembre 1860, alors que l’émir Abd el-Kader, dans son exil à Damas, venait de sauver des centaines de chrétiens d’un massacre annoncé, Napoléon III débarqua à Alger. Il n’y resta que trois jours, mais, cinq ans plus tard, il y séjournera plus d’un mois. Alors que Paris était en pleine «révolution» haussmannienne, l’empereur trouva matière à s’emporter contre la politique de destruction de la vieille ville : «Au-delà de sa rancune concernant leur hostilité au coup d’Etat du 2 décembre 1851, l’Empereur avait développé, après plusieurs années d’observation, une profonde aversion pour les colons d’Algérie, dont il condamnait les usurpations sur les biens musulmans.» (2). Napoléon III fit arrêter les travaux pour sauver ce qui pouvait l’être alors : autant dire que sans son intervention, la grande mosquée d’Alger n’existerait plus aujourd’hui…

Mieux encore : trois siècles plus tôt, cinquante ans environ après la chute non plus de Constantinople mais de Grenade, en visitant la mosquée de Cordoue, Charles Quint tomba en pleins travaux de transformation (en cathédrale). L’empereur piqua une vive colère en découvrant que l’intérieur du magnifique édifice venait d’être amputé d’une bonne partie de sa fameuse forêt de colonnades. Des historiens lui attribueront ces mots, lancés à la face des prêtres : «Vous avez détruit ce que l’on ne voit nulle part ailleurs, pour construire ce que l’on peut voir partout…»

C’est donc grâce à Charles Quint que Cordoue dispose aujourd’hui d’une «mosquée-cathédrale», unique au monde et joyau du patrimoine mondial. Ainsi, il aura fallu deux empereurs chrétiens, et non pas deux califes, l’un pour sauver de la destruction une grande mosquée et l’autre pour conserver un joyau de l’architecture islamique.

Par Salah Guermriche, essayiste algérien.


(1) Franz Babinger, Ralph Manheim, William C. Hickman, Mehmed the Conqueror and His Time, Princeton University Press, 1992.

(2) Saïd Almi, Urbanisme et colonisation, Présence française en Algérie (Ed. Mardaga, 2002).

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