Espagne, Allemagne, Grande-Bretagne... le « nouvel âge des nationalismes »

Un spectre hante l’Europe du XXIsiècle, le nationalisme. On le croyait dissous dans l’océan des marchés mondialisés, dépassé par les processus d’intégration régionale, dévalué par l’interdépendance et invalidé par les leçons de l’histoire.

On le retrouve au Bundestag avec les 90 nouveaux députés du parti eurosceptique Alternative pour l’Allemagne (AfD), on entend rugir le lion britannique chez les partisans d’un Royaume-Uni global libéré de l’ancrage européen, on redoute le réveil des vieux démons irlandais, on déplore les régressions politiques polonaises et hongroises et l’on s’inquiète, à juste titre, de la tension croissante entre les nationalistes catalans, minoritaires et donc partisans d’une stratégie de la fracture, et ceux de Madrid, majoritaires et donc incapables d’accepter la réalité plurielle du vieil Etat espagnol. L’ordre démocratique européen est sérieusement affecté par ce nouvel âge des nationalismes.

Leur trajectoire est variée. Les uns sont clairement opposés au projet européen : ce fut l’origine de l’AfD, réagissant à la crise de l’euro, avant que la question migratoire ne s’ajoute à sa rhétorique de repli. Le Front national français rêve d’une telle audience parlementaire. Ils ont un agenda de sortie de l’Union européenne, projet partagé par la Candidature d’unité populaire (CUP) tenant en otage le président de la Généralité de Catalogue, Carles Puigdemont, avec ses dix députés, et par la Gauche républicaine catalane (ERC), bolchévique et séparatiste.

A l’inverse, l’Union européenne est présentée par les indépendantistes écossais, flamands, lombards et, pour une large part, catalans, comme la formule magique pour court-circuiter l’instance nationale. Elle y est perçue comme un empire bienveillant offrant le secours d’un contrepoids à la fragmentation ; la morale est sauve.

Mais, affichant un nationalisme territorial fondé, qui sur la langue, base du sentiment national catalan et flamand, qui sur une identité ethno-historique distincte, en Ecosse, ils ont en partage le refus général de la solidarité financière dans le cadre national. Ce qui est à l’opposé du principe de péréquation animant la construction européenne dont ils attendent la protection le jour d’après.

Les limites de l’autodétermination

Les institutions européennes n’avaient pas encore eu à affronter des situations de séparatisme dans un Etat membre. Le sénateur Xavier de Villepin fut le premier à aborder ce sujet à propos de la proclamation de l’indépendance de la « Padanie » par le chef de la Ligue du Nord, Umberto Bossi, le 15 septembre 1996, à Venise. « Cette volonté sécessionniste d’un homme politique qui se veut être un précurseur de l’Europe des régions est-elle compatible avec le droit européen ? Existe-t-il des possibilités de s’opposer au développement inconsidéré de tentatives d’autonomie régionalistes en Europe ? » (Journal officiel du Sénat du 26 septembre 1996).

Le gouvernement lui répondit trois mois plus tard (Journal officiel du Sénat du 2 janvier 1997) : « Il n’est pas dans les intentions des autorités françaises de s’immiscer dans une question intérieure (…). Le droit communautaire est neutre, en ce sens qu’il n’encourage ni ne s’oppose à une quelconque modification de territoire, et ce, que ce soit dans le sens d’une extension (exemple de la réunification allemande de 1990) ou d’une diminution du champ géographique de son application (un Etat peut décider de sortir de l’Union, et une région, devenue indépendante, ne peut réintégrer l’Union européenne qu’à la faveur de la négociation d’un nouveau traité d’adhésion). »

Vingt ans plus tard, la Commission européenne a précisé sa doctrine : « En vertu de la Constitution espagnole, le scrutin organisé hier en Catalogne n’était pas légal. (…) Il s’agit d’une question interne à l’Espagne (…). Si un référendum était organisé d’une façon qui serait conforme à la Constitution espagnole, cela signifierait que le territoire qui partirait se retrouverait en dehors de l’Union européenne. La Commission est d’avis que, dans les temps actuels, nous avons besoin d’unité et de stabilité, et non de division et de fragmentation » (le 2 octobre). Soutien à un Etat membre essentiel et exemplaire dans sa transition politique, rappel aux séparatistes que le compteur européen sera remis à zéro, refus d’un précédent de voir se fractionner l’Europe. Il est vrai que l’ordre général européen a été chahuté depuis l’annexion russe de la Crimée en mars 2014 et la multiplication des conflits gelés. L’intégrité territoriale est à nouveau la doxa.

« Force d’occupation »

Le droit à l’autodétermination, réservé par l’Organisation des Nations unies aux pays colonisés – ce que les radicaux catalans étendent à l’Espagne, « force d’occupation » –, est le plus souvent exercé s’il entre dans le jeu des puissances : le principe wilsonien [édicté par le président américain Woodrow Wilson à l’issue de la première guerre mondiale] fut appliqué dans l’intérêt des vainqueurs.

Plus tard, il bénéficia du consentement accordé aux périphéries par un centre affaibli, comme en 1991 lors de l’autodissolution de l’URSS. Il servit au règlement de comptes d’une histoire balkanique excessive et fut une voie de rétorsion contre le foyer nationaliste (Serbie privée du Kosovo).

Ailleurs, un dirigeant passible de justice internationale fut puni par la sécession du Soudan du Sud. Malgré les précédents historiques – Belgique née d’une sécession des Pays-Bas en 1830, Norvège de la Suède en 1905, Irlande du Royaume-Uni en 1921, Islande du Danemark en 1944 –, les limites à l’exercice de ce droit sont posées par le contexte géopolitique.

Fait sous-estimé, le nationalisme territorial a une géographie revendicative. On le constate au Kurdistan irakien, agrandi de 40 % en plus de son aire d’autonomie, avec Kirkouk et Mossoul. Les nationalistes radicaux (voir les sites de l’ERC et de la CUP-Països catalans) envisagent une plus grande Catalogne, annexant les Pyrénées-Orientales, le val d’Aran devenu Occitanie, la région de Valence, l’archipel des Baléares et la « frange du Ponant », soit l’Aragon oriental. Et quelles seraient les limites d’une hypothétique « Padanie » indépendante ? Le rêve d’unification irlandaise est vivant.

Le retour de la paix dans le Pays basque espagnol a fait oublier l’irrédentisme antérieur. En Pologne, le soutien inconditionnel à l’Ukraine se nourrit de souvenirs impériaux ; Budapest n’a jamais accepté le traité de Trianon (1920), exerçant un droit de regard sur les magyarophones des pays voisins. La question nationale albanaise n’est pas réglée et, dans les Balkans, des entités étatiques non viables ont été imposées, Bosnie et Kosovo, dont les actifs subsistent au prix de la migration en Allemagne ou en Suisse. Mais les armes se sont tues après des négociations.

Sorties de crise ?

Négocier, c’est « écouter, ne jamais être arrogant, être tout simplement poli » (Talleyrand, Mémoires). Face au nationalisme catalan, le retour au statut de 2006, dont l’annulation par le Parti populaire en 2010 est l’origine de la crise actuelle – en ce que Madrid ne reconnaît pas que les Catalans engagés dans leur lutte se considèrent comme une nation –, est un point de départ. La philosophie d’une union est qu’elle peut être rompue.

Quittant sa posture mononationale, Madrid pourrait empêcher que 40 % d’un électorat n’impose sa volonté à la majorité des 60 %. Le statut est perfectible dans une situation économique plus favorable mais où la Catalogne n’est plus le moteur avancé de l’Espagne : la région de Madrid a pris la tête et d’autres régions tirent parti de la mondialisation, aggravant la frustration de Barcelone.

Il faudrait également inclure dans la Constitution un seuil de majorité qualifiée pour modifier les statuts d’autonomie. Un pas de plus pour dépasser la discorde résiderait dans la déconnexion entre territoires et nation afin que l’appartenance nationale ne débouche pas sur un nationalisme territorialisé.

C’est la thèse de Patxi Lopez, premier « lehendakari » (chef du gouvernement basque) non nationaliste de la communauté autonome basque, pour réformer le modèle territorial espagnol (La Izquierda necesaira, La Catarata, 152 pages, 15,20 euros, non traduit). En clair, pouvoir s’affirmer espagnol en Catalogne ou au Pays basque, avoir le droit, inscrit dans une Constitution révisée, de refuser une identité unique et homogène dans les communautés historiques. Le maintien de l’unité de l’Espagne, nation de nations, est à ce prix.

Ailleurs, le projet européen est mis en cause par plusieurs courants nationalistes. Le succès spectaculaire de l’AfD est d’abord lié au sentiment de déclassement de l’électorat est-allemand. Sa présence au Bundestag, lieu central de la délibération politique, obligera les élus d’une Allemagne prospère et stable à s’interroger enfin sur les peurs floues de l’insécurité culturelle et sur les finalités de son engagement européen au-delà du marché – avenir, souveraineté, zone euro –, jamais débattues à Berlin.

La seule réponse aux risques de repli nationaliste n’est pas dans un « plus d’Europe », mais dans la prise en compte des réalités nationales, socle de la vie démocratique, et dans un débat approfondi sur l’avenir commun. « La démocratie n’est pas le consensus, mais l’art de gérer les différends sans conflit et de manière civilisée » : la maxime de Vladimir Jankélévitch (Traité des vertus, 1949) indique la voie d’une réplique politique à un défi politique et européen sérieux.

Par Michel Foucher, géographe, ancien ambassadeur, membre du Collège d’études mondiales.

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