Espagne: une volte-face socialiste comme une trahison

Le leader socialiste espagnol Felipe Gonzalez, figure de la transition démocratique, à l'université de Madrid le 26 octobre 1982. Quelques jours plus tard, le socialiste remporte les élections. — © AP
Le leader socialiste espagnol Felipe Gonzalez, figure de la transition démocratique, à l'université de Madrid le 26 octobre 1982. Quelques jours plus tard, le socialiste remporte les élections. — © AP

Après la mort de Franco en 1975 et la fin de la dictature, le bon sens a gouverné l’Espagne. Les premières années de la démocratie furent celles de nombreux compromis entre la droite, la gauche et certaines formations nationalistes basques et catalanes. La Constitution de 1978 a établi une monarchie parlementaire où les régions, appelées Autonomies (équivalentes aux Länder allemands et aux cantons suisses), ont une large capacité d’autogestion, dans le cadre unitaire de l’Espagne.

Après la période dite «de la transition», période allant de la dictature à la démocratie constitutionnelle (1975-1978), les modérés des deux grandes familles politiques se sont succédé à la tête du pays. Adolfo Suarez, un conservateur modéré, et Felipe Gonzalez, un social-démocrate également modéré, ont symbolisé et incarné cette période. Les conservateurs de l’UCD d’abord puis du Parti populaire (PP), et les socialistes du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) se sont succédé au gouvernement. Ils ont modernisé l’Espagne et fait de ce pays un membre de poids de l’Union européenne. Cependant, les nationalistes basques et catalans n’ont pas respecté les accords et l’esprit de la «transition». Ils ont joué la carte de l’affirmation culturelle et du nationalisme, nourrissant ainsi les sentiments séparatistes.

Paroxysme de cette stratégie destructrice: le «référendum d’indépendance catalan» de 2017. Un vote inconstitutionnel, unilatéral et illégal. Du coup, le statut d’autonomie catalane a dû être supprimé pendant quelques mois par une décision parlementaire qui a uni PP et PSOE, au nom du respect de la Constitution. C’est la dernière fois que ces deux partis ont voté ensemble sur un sujet d’intérêt supérieur pour l’Etat. Traduits en justice, les principaux dirigeants indépendantistes ont été condamnés. Certains se sont aussi enfuis, à l’image de Carles Puigdemont. Alors président de la Generalitat de Catalunya, le gouvernement régional, le plus grand responsable du référendum illégal a fui en Belgique du côté de Waterloo.

Depuis qu’il a pris les rênes du Parti socialiste en 2014, Pedro Sanchez a toujours refusé de conclure des accords avec la droite traditionnelle conservatrice, le Parti populaire (PP). Il a privilégié des alliances avec les communistes, l’extrême gauche, les héritiers politiques des terroristes de l’ETA basque (Euskadi ta Askatasuna) ou encore des partis indépendantistes (même ceux à idéologie conservatrice) pour former des coalitions face au Parti populaire. Ce même PP qui a gagné les élections anticipées de juillet, mais sans majorité absolue.

Sanchez est cette fois prêt à faire des concessions à des partis prônant dans leurs programmes électoraux l’abolition de la Constitution espagnole. Ils nient ainsi les principes issus de la transition post-franquiste. C’est pourtant bien cette «transition», et l’union nationale qui la portait, qui ont fait de l’Espagne un pays stable et pacifié. Ces concessions sont même contraires au programme électoral du PSOE. Pour beaucoup de votants socialistes, cela équivaut à une trahison.

Le point le plus controversé concerne l’amnistie au bénéfice de Carles Puigdemont et de ses amis, pourtant condamnés par la justice. Une amnistie en échange d’aucune concession sur le fond. Un simple marchandage en contrepartie de sept voix au Congreso de los Diputados. Sept voix pour que Sanchez survive politiquement. Sans cet appui de Puigdemont, de nouvelles élections devraient avoir lieu, car Sanchez refuse toute idée de grande coalition. Le leader des conservateurs Alberto Nuñez Feijoo a pourtant fait une offre. Mais Sanchez ne serait plus à la tête du gouvernement. Il l’a donc refusée.

Pour de nombreux membres du PSOE, si pour rester au pouvoir le Parti socialiste actuel doit abandonner ses principes éthiques et l’esprit de la Constitution de 1978, le prix est trop élevé. Des figures du socialisme espagnol comme Felipe Gonzalez, Alfonso Guerra et bien d’autres critiquent à voix haute cet exercice de survie politique de Sanchez. Ce dernier assurait encore avant les élections de juillet qu’il refuserait d’accorder l’amnistie aux Catalans indépendantistes, au nom de la Constitution. Il y est aujourd’hui favorable, pour quelques suffrages de plus. Quelle volte-face indigne!

Les décisions de Pedro Sanchez pourraient aussi finir par affaiblir le socialisme comme en Grèce, en Italie ou en France. Ce serait aussi un désastre pour l’Espagne. Depuis la mort de Franco, le PSOE est l’un des deux piliers, avec les conservateurs du PP, soutenant la monarchie parlementaire espagnole. Sans les socialistes, l’actuel régime constitutionnel s’écroulerait. Dans un monde toujours plus incertain, qui peut sérieusement souhaiter une déstabilisation institutionnelle de cette ampleur?

Les conservateurs ont aussi de sérieux problèmes en perspective. S’ils n’arrivent plus, à terme, à obtenir une majorité par leur propre force, la seule option qui restera sera celle d’accepter les votes d’une extrême droite qui donne des frissons à ceux qui n’ont pas oublié Franco. La droite conservatrice du PP risque de ne plus jamais pouvoir gouverner dans un pays très divisé.

L’Espagne n’aura de futur que si elle revient au consensus entre la droite et la gauche sur les grands défis du pays. Dans une séquence historique aussi compliquée que l’actuelle, elle ferait bien de s’inspirer de la méthode suisse ou allemande en intégrant les principales forces politiques au sein du gouvernement.

Les deux partis principaux sont condamnés à s’entendre sur des questions touchant à l’unité du pays: un référendum d’indépendance d’une partie de son territoire que l’actuelle Constitution ne permet pas, une réforme redéfinissant les compétences des Autonomies et la solidarité entre elles, la transformation du Sénat en Chambre territoriale comme en Suisse. Sur certaines de ces questions, une formule de deux majorités, régionale et nationale, devrait s’imposer.

L’amnistie exigée par Puigdemont le blanchira, sans aucune contrepartie à l’exception de ses sept votes. L’illégalité constitutionnelle sera légitimée. Dans les années qui viendront, c’est une épée de Damoclès qui planera sur les institutions espagnoles. Les indépendantistes amnistiés recommenceront. Ils défieront la Constitution. Ils doubleront même la mise en soulignant que l’amnistie prouve qu’ils avaient raison, et que ceux qui ont fait respecter la Constitution avaient tort. Ce n’est ni sérieux ni bon pour le futur de l’Espagne. C’est même un réel danger pour la stabilité du pays et de l’Union européenne.

Carlos Miranda, ancien ambassadeur d’Espagne (notamment à la Conférence du désarmement à Genève, à Londres et à l’OTAN). Membre du Parti socialiste avant la mort de Franco et jusqu’en 2019.

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