Espoir, désintérêt ou inquiétude, l'Asie face à la "révolution de jasmin"

Mosaïque par définition plurielle, c'est sous des angles bien différents que le continent asiatique observe, depuis l'Orient, l'insolite "révolution de jasmin" bousculer depuis deux mois l'Afrique du nord et le Moyen-Orient, ses certitudes, ses régimes et les ordres — parfois autoritaires - établis. Il est vrai que toutes les capitales d'Asie, tous les gouvernements en place, ne sont pas précisément placés au même niveau pour apprécier ou se féliciter de la portée des événements ayant dernièrement bouleversé Tunis, Le Caire ou Tripoli. L'occasion à travers ces deux pages succinctes de détailler les positions de ceux pour qui le "printemps de la rue arabe" ne change rien ou presque, ceux feignant de s'y intéresser en regardant ailleurs, ceux qui devraient peut-être y prêter davantage d'attention et enfin, ceux pour qui ce parfum de renouveau politique distille un arôme bien incommodant.

Les "peu ou prou concernés" : les pays où la démocratie et le développement économique prévalent, nonobstant quelques fragilités récurrentes. Parce qu'ils incarnent majoritairement les nations asiatiques ayant réussi ces dernières décennies l'enviable combinaison du développement économique dans un environnement politique où prédomine la règle démocratique et la possibilité de l'alternance, appelons-les les nantis. Ces derniers, parfois aux prises avec divers tourments internes (cf. instabilité gouvernementale et économie atone au Japon) ou régionaux (cf. situation tendue entre les deux Corées) préoccupants, ne sont pas directement concernés par la "révolution de jasmin" impulsée depuis la rive méridionale de la Méditerranée, à l'exception du rapatriement de leurs expatriés pris au piège d'une crise que personne ne vit venir. Tokyo, Séoul, Singapour, New Delhi, la plus lointaine Canberra bien sûr, figurent en bonne place parmi ces "privilégiés" ayant a priori peu à redouter des événements décrits plus haut. De même, quoi qu'à un niveau inférieur du fait de leur moindre aboutissement tant en matière démocratique qu'économique, les Philippines, la Malaisie, l'Indonésie, ou encore le Sri Lanka enfin pacifié, le paisible Bhoutan himalayen et son bonheur national brut ou bien l'Etat archipélagique et ensoleillé des Maldives paraissent eux aussi à l'abri d'éventuelles ondes de choc en provenance du bouillonnant Maghreb.

Pareil détachement à défaut de désintérêt serait en revanche moins compréhensible - voire qui sait peut-être maladroit, dangereux - pour la catégorie évoquée ci-après. Ceux qui devraient se sentir interpellés par les événements : Etats enferrés dans une grave crise politique ou sous le joug interminable d'un gouvernement réfractaire à la démocratie, affligés par la mauvaise gouvernance, une corruption endémique et/ou un environnement socio-économique ténu. Nous sommes ici déjà bien loin du cadre esquissé dans le paragraphe précédent. En l'espèce, le syncrétisme entre développement politique et économique aboutis...n'est pas encore réalisé ; les nations asiatiques concernées appartiennent encore toutes au monde en développement et, à des niveaux variables, sont également toutes affligées par un ou plusieurs maux mettant en péril une situation déjà naturellement précaire. Ce ne sont pas les (mauvais) exemples de l'Afghanistan (conflit en cours ; impéritie politique ; morcellement ethnique ; grave crise économique) et du Pakistan (fragilité politique ; démocratie bridée par le militaire ; talibanisation et terrorisme ; économie en banqueroute) qui dépareront dans un paysage frisant parfois la déshérence et le chaos. Le Népal, le Bangladesh et le Cambodge, familiers eux aussi des environnements politiques internes où la mauvaise gouvernance et le clientélisme disputent ces deux dernières décennies la place à la corruption, à un sous-développement criant et à une situation économique précaire, devraient peut-être se montrer plus attentifs au courroux populaire exprimé dernièrement avec ténacité et succès, sans peur, en Afrique du nord et au Moyen-Orient. Sans être les seuls de leur époque dans le vaste espace asiatique, ces trois pays et régimes cumulent un ensemble de tares d'importance, entretenant auprès de leur population largement paupérisée une mésestime notoire, quand il ne s'agit pas d'un mécontentement tout juste retenu par la peur. La peur et l'appréhension, deux verrous que l'on a pourtant vu sauter tout récemment.

Dans cette catégorie, nous inclurons également, aux côtés de pairs pas toujours très flatteurs et à l'état général incomparablement plus dégradé (cf. Afghanistan ; Pakistan), la Thaïlande du souverain A. Bhumibol, divisée en 2011 comme elle ne le fut pas depuis longtemps, à la merci ces 5 dernières années d'une insoluble impasse politique ayant fait valsé les 1ers ministres, malmené le verdict des urnes (cf. coup d'Etat militaire), multiplié les manifestations populaires au format considérable dans la capitale (populistes de l'opposition ou "chemises rouges" ; sympathisants nationalistes pro-gouvernementaux ou "chemises jaunes"), miné la confiance des investisseurs étrangers et lesté d'autant l'image du pays comme les perspectives de croissance économique.

Prospective : région d'origine du jasmin, la lointaine Asie suit le cours insolite de la révolution du même nom bouleverser le paysage politique nord-africain et moyen-oriental, avec plus ou moins d'intérêt, d'inquiétude selon l'état de sa relation avec sa population et la nature plus ou moins rigide de son modèle de gouvernement. Si d'influentes nations développées et démocratiques d'Asie orientale (cf. Japon, Corée du sud) observent avec un certain recul, sans appréhension, évoluer ces scénarii hier encore improbables, si certains gouvernements d'Asie méridionale (Pakistan, Bangladesh, Népal) et du sud-est (Birmanie, Thaïlande, Cambodge) devraient mieux prendre en compte les envies de changement, la lassitude et les frustrations populaires, certains régimes hostiles au multipartisme et aux libertés publiques montrent indiscutablement davantage de crispation, à l'instar du Vietnam, de la Corée du nord et de la Chine. On les comprend sans peine.

Olivier Guillard, directeur de recherches à l'IRIS Associé Crisis Consulting.

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