Espoirs et défis de la paix en Colombie

Les négociations de paix colombiennes qui se déroulent à Cuba depuis trois ans viennent de franchir un pas décisif. Des questions importantes, à commencer par la question agraire, avaient déjà fait l’objet d’accords partiels mais les pourparlers butaient jusqu’ici sur le problème du traitement judiciaire auquel seraient soumis les auteurs des multiples crimes qui ont marqué le conflit.

Les dirigeants des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) avaient constamment répété qu’ils n’accepteraient pas de faire un seul jour de prison. Ils n’entendaient pas non plus être les seuls à être punis : de nombreux membres des forces de l’ordre et leaders civils se sont rendus coupables d’atrocités en s’appuyant sur les milices paramilitaires. Il ne pouvait cependant être question d’impunité en particulier pour les crimes de guerre et contre l’humanité : le traité de Rome, dont la Colombie est signataire, l’interdit.

L’accord signé le 23 septembre permet enfin de dégager la voie vers une issue politique du conflit. Il prévoit l’instauration d’un système de justice transitionnelle qui concerne tous les auteurs de ces crimes. Sous condition de la reconnaissance des crimes et d’engagement de réparation aux victimes, il permet l’aménagement des peines. Une commission de vérité historique doit simultanément être mise en place pour trois ans afin d’établir sur la base des témoignages des victimes le relevé de l’ensemble des faits de violence. Que ce soit une avancée décisive, le prouve le fait que pour la première fois les signataires sont convenus de parvenir à un accord final dans les six mois.

Une violence protéiforme

Or le bilan de ce conflit armé est l’un des pires des affrontements récents dans le monde : en trente ans 220 000 morts lui sont directement imputables, cinq millions de déplacés, des dizaines de massacres collectifs, plus de vingt mille disparitions forcées (bien plus que l’Argentine ou le Chili), trente mille enlèvements, des régions entières soumises à la terreur.

Si les milices paramilitaires et leurs alliés en portent la plus grande responsabilité, celle des guérillas est lourde. Les affrontements se sont livrés par civils interposés et ceux-ci forment la grande majorité des victimes. Encore ce bilan ne fait-il état que de celles imputables au conflit armé proprement dit.

Le chiffre des morts se monte à 800 000 si l’on y ajoute ceux attribués à une violence protéiforme, notamment quand ils sont associés directement ou indirectement au narcotrafic. Si cette tragédie n’a pas davantage retenu l’attention internationale, c’est qu’elle échappe aux explications simples. Elle ne renvoie pas à des clivages préexistants, qu’ils soient « ethniques », religieux ou régionaux.

Le terrorisme des narcotrafiquants

Sans doute la Colombie présente un des niveaux d’inégalités les plus marqués d’Amérique Latine, en particulier dans le domaine agraire. Mais si cela a joué au départ un rôle important dans le surgissement de la lutte armée, les FARC constituant effectivement une guérilla largement paysanne, la dynamique de la violence est loin de s’y résumer : au fur et à mesure qu’elle s’est étendue, les multiples organisations armées ont toutes recouru à la terreur pour contrôler la population civile, dressant des séparations mouvantes entre voisins et semblables.

Les frontières entre ce qui relève du politique et ce qui relève de l’appropriation des ressources économiques, légales ou non, voire de la simple délinquance, se sont estompées et la dégradation du conflit est devenue patente. Le paradoxe est que ces phénomènes n’ont pas affecté durablement la stabilité institutionnelle et économique du pays. Sans doute le terrorisme déployé par les narcotrafiquants dans les années 1985-1995, a-t-il paru à certains moments sur le point de faire chanceler les institutions et la corruption les a-t-elle envahies.

Il est également incontestable que le régime a multiplié les dispositifs d’exception et, surtout pendant les deux mandats du Président Alvaro Uribe de 2002 à 2008, a laissé le champ libre aux milices paramilitaires pour combattre aux côtés des forces de l’ordre les guérillas et ses supposés sympathisants. Le régime a néanmoins continué de se réclamer de l’État de droit et en tout cas ne s’est pas mué en un État proprement autoritaire.

Par ailleurs, la Colombie a continué à être exempte des dérapages économiques si fréquents dans les pays voisins et a maintenu un taux de croissance relativement constant et solide. En fait, passé le moment du terrorisme des narcotrafiquants, les phénomènes de violence ont surtout affecté les périphéries du pays. Or celui-ci est désormais à 80 % urbanisé et, si les villes accueillent les millions de déplacés, les guérillas ne sont jamais parvenues à s’y implanter solidement.

Droitisation de l’ensemble de la société

La raison pour laquelle les FARC ont conclu cet accord tient sans doute à leur affaiblissement militaire depuis 2008 mais, plus encore, à leur affaiblissement politique du fait de leur incapacité à rallier les secteurs urbains et de la lassitude manifeste des populations rurales, y compris dans les zones tenues depuis longtemps par la guérilla. La droitisation de l’ensemble de la société se traduit du reste par les réticences d’une grande partie de l’opinion envers une solution qui offrirait aux FARC la possibilité de se reconvertir en force politique et par l’importance du soutien à Alvaro Uribe, opposant frontal à la négociation.

Le clientélisme envahit la scène politique

Le paradoxe évoqué plus haut est en fait encore plus profond. Après coup, on constate que le conflit armé a eu surtout pour résultat le maintien du statu quo social et politique, voire l’exacerbation des inégalités. Sous l’effet des paramilitaires et de leurs alliés, la concentration des terres n’a fait que s’accentuer. Pendant des dernières décennies les mouvements revendicatifs ont été supprimés, les guérillas ont tout fait pour les instrumentaliser et leur interdire une quelconque autonomie, les paramilitaires et leurs alliés ont massacré systématiquement leurs leaders. La stabilité politique et économique de la Colombie n’a pas d’autre secret : voici plus quarante ans que le conflit armé met les élites colombiennes à l’abri de toute contestation sociale.

Bien des défis attendent toujours le gouvernement. Une guérilla de moindre importance, l’Armée de libération nationale (ELN), hésite encore à négocier. La baisse des cours des matières premières affecte aussi l’économie colombienne et va rendre difficile le financement des réformes promises. Le narcotrafic et les exploitations minières informelles restent florissants. La présence de l’État dans les périphéries est toujours des plus précaires, ce qui permet à diverses bandes armées de faire prévaloir leur loi. Le clientélisme envahit la scène politique et tient trop souvent lieu de légitimité démocratique.

Mais peut-être est-on confronté à deux défis encore plus considérables. Le premier est précisément d’habituer les secteurs privilégiés à accepter enfin l’expression des mouvements de revendication sociale. Le second est de transformer les représentations que les Colombiens se font de leur histoire.

Après tout, dans les années 1950, une guerre civile s’était déjà soldée par un bilan de 200 000 morts et par la désorganisation durable des classes populaires. La réconciliation des élites politiques y avait mis un terme, mais en jetant un voile d’oubli sur leurs responsabilités. Ce silence n’est pas étranger au fait que de nombreux Colombiens aient perçu la violence comme inhérente à leur histoire et aient déchiffré les événements récents comme la répétition du drame antérieur.

La pacification suppose que s’élabore une autre vision de la nation et des institutions. Seulement ainsi les mémoires traumatisées pourront-elles devenir le soubassement d’un récit historique progressivement partagé. Si important soit l’accord avec les guérillas, sans réponse à ces défis les phénomènes de violence risquent d’avoir encore de beaux jours devant eux.

Daniel Pécaut est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, il était membre en 2014 de la Commission historique sur le conflit et ses victimes constituée dans le cadre des négociations de La Havane.

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