Essai sur la liberté de l’Europe située entre la Russie et l’Allemagne

Liberté et indépendance semblent synonymiques, à ce détail près que la liberté est davantage associée aux libertés individuelles alors que l’indépendance renvoie à une forme d’existence souveraine d’un Etat ou d’une nation. La question fondamentale que nous nous posons aujourd’hui est de savoir si la liberté et l’indépendance sont des biens en soi ou plutôt si elles doivent servir à quelque chose.

La clé d’une bonne compréhension de la liberté est de faire la distinction entre la liberté négative et la liberté positive. La première s’exprime par un affranchissement de toutes les limitations, l’autre par une disponibilité à faire quelque chose. En écho aux avertissements de l’historien des idées britannique Isaiah Berlin, le libéralisme contemporain a fait sienne la conviction que la liberté positive conduit à la contrainte. Berlin voyait en effet un risque dans l’action de l’Etat, qui, au nom de la liberté positive, pouvait s’immiscer dans tous les aspects de la vie du citoyen, comme cela a eu lieu dans le cas du nazisme ou du communisme.

Or, le cercle vicieux de la liberté exposé par Berlin ne tient compte ni de la morale, ni de la conscience. En effet, la compréhension chrétienne de la liberté négative fait la distinction entre les « biens honnêtes », les « biens utiles » et les « biens agréables ». Ces deux derniers peuvent constituer des menaces pour la liberté, si leur poursuite se fait aux dépens d’autres personnes. Par contre, poursuivre les biens honnêtes échappe à cette menace. Par exemple, soigner les gens ou éduquer les enfants sont des biens honnêtes, même si, bien sûr, ils peuvent être réalisés de diverses manières, tantôt meilleures tantôt pires. « Tout m’est permis », dit-on, mais je dis : « Tout n’est pas bon ». « Tout m’est permis, mais je ne me laisserai pas dominer par quoi que ce soit » — ces paroles de saint Paul sont le fondement de l’approche chrétienne de la liberté (1 Cor 6.12).

Se pose donc la question de savoir si l’indépendance est un bien en soi ou un moyen d’atteindre les objectifs d’une communauté, qu’elle se définisse selon des critères ethniques ou citoyens. Dans les deux cas, l’indépendance de la communauté est comme la liberté d’une personne : elle doit servir à quelque chose. Elle doit servir le bien-être et l’épanouissement spirituel des citoyens, valoriser leurs talents et favoriser la poursuite de « biens honnêtes ». Sinon, elle s’avère inutile ou peut devenir, dans le cas d’un nationalisme agressif, un outil dangereux. Vu que dans l’histoire des pays de la région des Trois Mers, l’Etat et la nation étaient très souvent des notions distinctes, la réponse à cette question est extrêmement compliquée. Le rapide tour d’horizon qui suit peut prêter à confusion, mais un exposé plus détaillé de la question nécessiterait un ouvrage entier (que je suis d’ailleurs en train de rédiger, à paraître bientôt sous le titre Cultures de la région des Trois Mers).

Dans le cas de l’Autriche, le mot « liberté » a de multiples significations. Il peut renvoyer tantôt à la déconnexion de l’Etat autrichien neutralisé du Troisième Reich après la Seconde Guerre mondiale, tantôt au refoulement de l’origine autrichienne d’Hitler et à l’approbation de l’Anschluss en 1938, tantôt à l’apogée de la dynastie des Habsbourg régnant sur de nombreuses nations de la région.

Les Polonais ne devraient avoir aucun doute sur le fait qu’un Etat indépendant est la condition essentielle à un épanouissement sain d’une nation. Or, dans leur longue histoire, il est arrivé qu’ils vivent soit comme une couche noble privilégiée, soit comme une nation façonnant son identité en captivité. Le souvenir de la culture polonaise dans les actuels territoires lituaniens, biélorusses et ukrainiens est un défi pour les relations de la Pologne avec ces pays. L’engagement de la génération qui a survécu à 1918 et recréé l’Etat polonais sous la forme de la Deuxième République et a ensuite payé un prix de sang pour cette indépendance est une chose. La conviction, parfois béate, que reconquérir l’indépendance ne doit pas coûter cher en est une autre. Le communisme a rendu les Polonais pleinement conscients des entraves géopolitiques, bien qu’il persiste en Pologne une forte tradition insurrectionnelle se résumant à la question séculaire « combattre ou ne pas combattre ? » pour la liberté en dépit des circonstances. Les Polonais se défendent également contre les processus de laïcisation en cours, car l’Eglise catholique a toujours été le pilier de la lutte pour la liberté, dont un exemple récent est le pontificat du pape Jean-Paul II.

Les Hongrois constituent également un cas particulier parmi les nations de la région des Trois Mers. Les invasions barbares des Magyars au IXe siècle ont fini avec la christianisation de la Hongrie, dont le symbole reste le roi saint Etienne coiffé de sa couronne caractéristique. Le royaume multiethnique hongrois comprenait également des communautés de Slovaques, de Croates et de Roumains de Transylvanie mais leur émancipation se heurtait à de multiples obstacles. Jusqu’à la réforme de 1867, le sort de ce royaume sous le règne des Habsbourg ressemblait, dans une certaine mesure, aux partitions de la Pologne. Enfin, le traité de Trianon de 1920, qui a enlevé à la Hongrie le contrôle de la Slovaquie, de la Croatie et de la Transylvanie, est un drame pour les Hongrois qu’ils ont du mal à accepter.

Chez les Baltes, également, le mot « liberté » évoque diverses associations. Les Estoniens et les Lettons n’ont pas créé leur Etat avant 1918, bien que le souvenir des luttes de leurs ancêtres contre l’envahisseur allemand, la domination de la noblesse allemande et de l’administration russe jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, puis la mainmise du communisme soviétique responsable d’énormes pertes démographiques et culturelles, soit un terreau fertile pour leur patriotisme. Dans le cas de la Lituanie, qui, au XIVe siècle, a créé un Grand-Duché s’étendant jusqu’aux terres ruthènes, le problème a été la polonisation de la noblesse locale dans l’Etat jagellonien, dont l’illustration parfaite est le cas du poète Adam Mickiewicz, auteur de ces vers écrits en polonais : « Lituanie, ma patrie ». La méfiance des Lituaniens envers les Polonais cède désormais face à la menace russe.

Le mot « liberté » sonne différemment aux oreilles des Tchèques et des Slovaques, qui se sont libéré de la domination, respectivement, autrichienne et hongroise, tout en sachant que pour les seconds se pose aussi la question de leur émancipation des Tchèques, plus nombreux et plus avancés économiquement. Dans l’ensemble, les deux nations ont plutôt bien relevé ces défis.

L’identité des Roumains contemporains reflète bien le titre d’un livre traitant ce sujet d’Adam Burakowski, Un pays triste plein d’humour. Libérés de la terrible dictature communiste, les Roumains peuvent se référer au succès qu’a été la création, après 1918, de la Grande Roumanie composée non seulement du Vieux Royaume, mais aussi de la Transylvanie, de la Bessarabie et de la Bucovine. Ils continuent, par contre, de se disputer sur leur provenance ethnique et les origines de leur Etat. La connaissance de l’histoire de l’ancienne Moldavie et de la Valachie est obscurcie en Occident par les horribles récits des atrocités du prince Vlad Dracula, mais c’est occulter que les coutumes médiévales en Europe et en dehors de ses frontières, étaient presque partout aussi cruelles.

La liberté bulgare est généralement associée à la sortie de ce peuple de six cents ans d’esclavage turc et à la préservation de la riche culture spirituelle et religieuse orthodoxe. Les Bulgares restent cependant fiers du fait qu’avant l’invasion turque au XIVe siècle, ils formaient un Etat puissant, capable de rivaliser avec l’Empire byzantin. Il serait pourtant incongru d’invoquer son origine — il a été créé par des envahisseurs d’origine turque arrivés dans les Balkans au VIIe siècle en provenance de la région de la Kama, qui ont ensuite succombé à la slavisation.

Les Croates et les Slovènes peuvent également puiser leur mémoire nationale dans l’héritage des premiers pays établis sur leurs terres au Moyen-Age, bien qu’au cours des siècles suivants, ils aient été colonisés, respectivement, par les Hongrois et les Autrichiens. La liberté en croate et en slovène renvoie donc principalement à la libération de cette domination-là, mais elle peut se référer aussi à la victoire sur l’héritage du communisme qui, dans l’ex-Yougoslavie, a été une création locale.

La tradition de liberté en Ukraine reste relativement méconnue en Occident. Le souvenir des racines scandinaves de la Rus de Kiev peut rester fort chez les Ukrainiens — le président Zelensky, dans un récent discours au parlement norvégien, a pris soin de rappeler ces faits historiques —, mais l’Ukraine contemporaine puise surtout dans la tradition des soulèvements cosaques contre les Tatars et la République de Deux Nations polono-lituanienne. Incapables de conquérir l’indépendance face à la montée en puissance de cette dernière et de la Turquie voisine, puis un peu plus tard de la Russie, les Cosaques ont fini par faire un choix stratégique fatal, en signant, en 1654, le traité de Pereïaslav qui les a vus se ranger aux côtés de la Russie.

Au cours des siècles suivants, l’est de l’Ukraine a été russifié, tandis que l’ouest — après la chute de la République polono-lituanienne — est passé sous la domination des Habsbourg (Galicie). Sous l’emprise autrichienne, les Ukrainiens ont pu développer leur culture nationale, notamment dans la seconde moitié du XIXe siècle, tandis que sous la domination russe, ils ont subi des persécutions. Le Kremlin n’a pas voulu reconnaître l’identité nationale des Ukrainiens, le meilleur exemple étant le sort du poète national Taras Chevtchenko.

Après la Première Guerre mondiale, les Ukrainiens n’ont pas réussi à former un Etat indépendant et, sous le régime soviétique, ils ont connu l’horreur de l’Holodomor — la famine délibérément provoquée par Staline dans les années 1930. Après la Seconde Guerre mondiale, Staline a déplacé la frontière avec la Pologne plus à l’ouest, de sorte que Lviv et la Galicie sont revenus aux Ukrainiens. Le Kremlin n’arrêtait pas de tenir cette nation d’une main de fer. Dévastés par la domination soviétique, traumatisés par la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl, les Ukrainiens ont commencé à reconstruire leur identité au début du XXIe siècle et, à l’heure où j’écris ces mots, résistent avec un héroïsme exemplaire à l’envahisseur russe. Ils paient de leur vie le prix de leur liberté.

Jusqu’à tout récemment, on pointait régulièrement en Occident l’incapacité des « nouvelles démocraties » à se moderniser par elles-mêmes, tout en voyant dans les conflits de voisinage qui les opposent une menace pour la paix en Europe. Dans la pratique, aucune de ces prophéties ne s’est matérialisée. La croissance économique des pays de la région des Trois Mers est plus rapide que celle de l’ensemble de l’Union européenne. Ce n’étaient pas les conflits locaux qui menaçaient la paix, mais la politique impériale barbare de la Russie, tolérée trop longtemps par les pays d’Europe occidentale, notamment l’Allemagne, qui projetait de baser sur les ressources russes son essor et même sa domination économique sur ses voisins.

La corruption en Europe centrale et orientale reste un problème. Mais, alors que nous constatons une réelle volonté de la combattre, avec des progrès notables en la matière, nous constatons un accroissement de comportements de corruption dans les pays occidentaux et dans l’Union européenne qu’ils dirigent. Les pays des Trois Mers utilisent leur liberté retrouvée de diverses manières, mais s’ils n’avaient pas à faire face aux conséquences d’un impérialisme russe agressif et à compter sur une plus grande compréhension en Occident, ils pourraient certainement renforcer le potentiel de liberté dans le monde.

Wojciech Roszkowski est professeur, historien, économiste. Auteur e.a. de « La nouvelle Histoire de la Pologne1914-2011 » en sept volumes. Député européen entre 2004 et 2009.

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