« Et si on avait invité les coursiers à vélo » à Göteborg ?

Le 17 novembre, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne (UE) se sont réunis à Göteborg (Suède) dans le cadre d’un Sommet social pour des emplois et une croissance équitables. Au menu : « des marchés du travail européens justes et fonctionnels, des systèmes de protection sociale durables et efficaces, la promotion d’un dialogue social à tous les niveaux ». Je proposerais volontiers à M. Juncker, le président de la Commission européenne, d’inviter les coursiers à vélo des différentes plates-formes actives sur le marché en Europe afin de tester avec eux l’adéquation des objectifs à la réalité de terrain.

Le « socle européen des droits sociaux » annoncé en avril a le mérite de souligner l’intérêt de l’UE pour ce sujet au cœur du modèle économique et social de la plupart de ses membres, et donc au cœur de leur démocratie. Prenons donc cette annonce et ce sommet au sérieux.

Les droits des travailleurs, sur les marchés du travail, dans les systèmes de protection sociale, dans les formes actuelles du dialogue social et dans leurs relations à l’emploi, ne sont pas seulement menacés : ils sont aujourd’hui attaqués et progressivement défaits. Les raisons en sont parfaitement identifiées : l’inadéquation des dispositifs réglementaires d’accès à ces droits, une offre de travail de plus en plus fragmentée et déstructurée, la généralisation légalisée de formes de rémunérations qui échappent aux cotisations sociales, la mise en concurrence effrénée de tous les travailleurs peu ou non qualifiés sur un marché « à la criée », les transformations profondes des modes de production dans tous les secteurs économiques, qui induisent d’ores et déjà l’effritement de la subordination – et donc du salariat.

L’effectivité des droits, pour toutes et tous

Ce dernier point mérite une attention particulière : les entreprises ne vont tout simplement plus avoir besoin de cette subordination, ni dès lors du salariat. Non pas en le pervertissant, mais parce que leurs modes de production, y compris dans les services, ne reposeront plus sur le contrôle du temps de travail mis à disposition, mais s’intéresseront seulement au résultat de ce travail.

Non point que le salariat soit l’ultime horizon du travail, Marx après tout prônait son abolition. Cependant, aujourd’hui, c’est le salariat qui donne accès au meilleur système de protection sociale même s’il est mis en péril depuis quelques années.

L’effectivité des droits, pour toutes et tous, voilà qui importe autant sinon plus que l’extension des droits – cette extension valant surtout pour les pays les moins-disants.

Si l’Europe ne débride pas sa politique budgétaire et monétaire a minima en faveur des investissements, si elle ne s’attaque pas fermement à la justice et à l’efficacité fiscales – le socle sur lequel repose les droits sociaux –, si elle n’investit pas dans l’éducation et la formation professionnelle, et finalement si elle n’invente pas – a contrario de son principe sacré de libre concurrence – des modes de régulation du marché quand celui-ci fait appel à des indépendants ou des très petites entreprises (TPE), ce sommet ne produira que des miettes. Et les coursiers à vélo auront servi d’amuse-bouche à son menu.

Un pacte social vecteur du dynamisme

Je proposerai volontiers à nos chefs d’Etat et de gouvernement quatre résolutions :

  • Le travail peu ou non qualifié bénéficiera d’une protection particulièrement élevée du fait du dur impact de la libre concurrence sur ces métiers.
  • Toute entreprise faisant régulièrement appel à un travailleur non salarié à partir d’une gestion algorithmique de ces appels lui garantira un volume mensuel minimum de revenus. Les coursiers à vélo savent de quoi on parle.
  • Les dispositifs réglementaires des régimes salariés en matière de droit social et de droit du travail intégreront des règles de calcul d’accès et de maintien des droits alternatives à celles adossées à des mesures du temps de travail.
  • Et enfin, quelle que soit la nature de ses relations de travail, un travailleur non salarié pourra choisir de s’assujettir au régime général de sécurité sociale des salariés et d’y cotiser au même niveau que tous les autres salariés (la Belgique l’expérimente, pour les artistes, avec le régime dit « 1er bis »).

Nous ne sommes plus, en matière sociale, dans la perspective de conflits avec des « patrons pirates » : les modes de production évoluent, et cette mutation impacte la question sociale. Si toutes les parties prenantes concernées ne réinventent pas de nouvelles formules de protection, sans céder ni sur leur universalité, ni sur un haut niveau de prestations, les travailleurs, grands perdants de l’affaire, seront projetés dans la spirale infernale des « bullshit jobs ».

Faut-il rappeler qu’un pacte social réellement protecteur est un vecteur du dynamisme économique et un préalable à une démocratie active, qu’il devient urgent de créer dans les entreprises, les collectivités, au niveau des États comme au niveau de l’Union européenne ?

Par Sandrino Graceffa, dirigeant du groupe coopératif européen SMart.

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