Etat islamique ou survivre par le chaos

Le 9 avril, via son «agence de presse» Aamaq, le groupe Etat islamique (EI) revendiquait les attentats meurtriers perpétrés contre deux églises coptes égyptiennes. Ce n’est pas la première fois que cette minorité déjà vulnérable est prise pour cible par les terroristes, et les attaques ont symboliquement été conduites un dimanche des Rameaux, soit celui qui précède Pâques dans le calendrier liturgique chrétien. L’Egypte n’est pas non plus le seul pays à se trouver ensanglanté par des actions particulièrement délétères : depuis le début de l’année et l’attentat survenu dans une boîte de nuit à Istanbul, les attaques coordonnées ou inspirées par l’EI se multiplient partout à travers le monde. Des centaines de civils, à majorité musulmane, ont été tués de l’Irak jusqu’au Bangladesh. Les attentats au camion bélier de Londres et Stockholm portent en tout point la marque de l’EI et de son mode opératoire éprouvé. Sur fond de revers militaires croissants au Moyen-Orient, ces tueries viennent rappeler la réalité d’une menace internationale qui ne cesse de se transformer et de s’adapter aux circonstances mouvantes d’une géopolitique elle-même toujours plus incertaine.

Au-delà des événements bruts et de la cohorte d’émotions et de commentaires qu’ils charrient, cette intarissable violence se doit d’être replacée dans le fil de l’action qui a singularisé l’EI depuis son émergence en Irak pendant l’automne 2006. Une analyse resserrée des usages contextuels et fonctionnels de cette violence, constamment redéployée, permet de mieux en saisir les ressorts et évolutions.

Dans l’absolu, l’objectif des jihadistes n’a guère changé depuis une décennie : ceux-ci visent la destruction pure et simple des non-musulmans (d’après la version radicale et caricaturalement binaire de l’islam qu’ils soutiennent). Dans cette optique, plus les militants de l’EI perdent du terrain, plus ils se voient poussés à étendre ailleurs le califat promis par leur leader Abou Bakr al-Baghdadi.

Aucun des actes terroristes survenus récemment ne constitue une simple «réaction à chaud». Certes, une logique de représailles est à l’œuvre, mais du point de vue des commandants de l’EI, la planification comme la revendication de ces actes obéissent à une dynamique de survie préméditée. Nul parmi eux n’a renoncé à la territorialisation de leur projet panislamiste. Pour l’heure néanmoins, ils semblent davantage projeter leur avenir dans le règne d’une brutalité extrême.

Mobilisation d’une ferveur religieuse collective et recours à la violence demeureront les deux principaux marqueurs permettant, au double niveau idéologique et tactique, de maintenir en vie le récit jihadiste. Les pertes territoriales, humaines et matérielles ne contrecarrent pas l’entreprise symbolique de conquête islamique universelle dont se prévaut l’EI. Les revers militaires du groupe terroriste, objectivement nombreux, ne sont pas vécus par les combattants sur le mode de la défaite mais comme une épreuve nécessaire à leur succès dans la longue durée. Des réseaux sociaux à la question des jihadistes étrangers de retour dans leurs sociétés, le spectre de la violence, réelle et potentielle, reste omniprésent. Symptomatiquement, les spécialistes chevronnés s’accordent sur le nombre inquiétant d’attentats ou de projets violents essuyés ou déjoués ces derniers mois. Considération faite des profils individuels en cause, à l’instar du Britannique Khalid Masood (attentat de Londres), pour ne citer que lui, beaucoup reconnaissent l’effrayante mutation des trajectoires militantes façonnées par un énoncé jihadiste temporellement très résilient.

En dix ans d’existence, l’EI est parvenu à imprimer un imaginaire tout aussi puissant que schématique de confrontation entre «sunnites» et «Occident», «chiites», «juifs», «chrétiens», «mécréants», etc. Avant lui, la mouvance d’Al-Qaeda avait déjà modelé ce narratif, sans pour autant jamais le propager au-delà des milieux jihadistes traditionnels.

Une recontextualisation des actes revendiqués par l’EI depuis sa phase d’incubation permet d’identifier différentes séquences clés à cet égard. Durant la première, l’organisation a recouru à la terreur contre l’occupation américaine en Irak, et a instillé l’hostilité d’une partie de la communauté sunnite locale contre les chiites, étendue à partir de 2011 au théâtre syrien voisin. Les violences antichrétiennes ne sont pas étrangères à cette volonté de semer la guerre civile par la résurgence de «haines ancestrales». Les chrétiens sont perçus comme les alliés de la coalition antiterroriste et des régimes autoritaires en place au Moyen-Orient, et, par conséquent, systématiquement visés par les jihadistes.

Les attentats contre cette communauté se sont amplifiés au cours de la deuxième séquence d’expansion de l’EI, ouverte en 2014 avec la prise de Mossoul, et qui se referme aujourd’hui dans le chaos et l’inconnu.

De ce point de vue, la troisième séquence qui s’annonce promet d’être plus durable et plus mortelle encore. De fait, l’EI a pris acte de ses failles et sait qu’il joue dorénavant sa survie. Ses membres et sympathisants sont disposés au pire en vue de pérenniser ce qu’il leur reste de ressources et de soutien parmi les populations. Tout nouveau recul entame l’image conquérante que le groupe jihadiste s’était employé à construire et insuffler au gré d’actions spectaculaires.

Passée l’euphorie des premiers temps, la notion d’Etat indestructible s’est effritée, et les facteurs qui avaient d’abord contribué à son succès se sont retournés contre lui. L’oumma mondiale, que les jihadistes prétendaient rassembler sous leur gouverne, n’a ainsi jamais été aussi clivée qu’en 2017, y compris dans les rangs du groupe terroriste. Les défections se succèdent, les relations entre combattants se détériorent, et le glas de la revanche a sonné dans le camp de leurs adversaires. Des dizaines de chefs de l’EI ont de surcroît été éliminés dans les frappes américaines. Et, comble de l’humiliation, ces musulmans que l’EI affirmait avoir sauvé du monde de la mécréance continuent de s’y réfugier par milliers.

L’utopie du califat a bel et bien viré à la dystopie, et l’EI décuple les actes de représailles dans un large rayon d’action. Il s’agit pour lui de réaffirmer son assise, en particulier au milieu d’une mouvance armée hyperfragmentée. Il s’agit ensuite de rappeler sa détermination à annihiler tout ce qui lui est étranger. On remarquera ici que la banalisation de ses atrocités a peu à peu privé le groupe de son pouvoir de dissuasion. En retour, ses partisans ont fait le choix de la surenchère, illustrée par l’horreur indicible des dernières productions audiovisuelles de propagande. Or, cette violence mine l’organisation terroriste de l’intérieur : la paranoïa qui s’est emparée des jihadistes les a conduits, dès janvier 2016, à brûler vifs certains de leurs «frères», qui avaient fui les combats dans la ville de Ramadi, en Irak. Aux espaces déliquescents du califat, et au délitement de ses structures, succède une férocité illimitée par laquelle l’EI est convaincu de se régénérer. Lors du lancement des opérations sur Mossoul, les observateurs les plus prudents ont bien anticipé que la déroute militaire du groupe ne signifierait pas la déshérence de son idéologie. Sur le temps long, celle-ci accouchera certainement de nouvelles mobilisations, menaces, fractures et lignes de front, toutes relativement imprévisibles.

Par Myriam Benraad, Maître de conférences en sciences politiques à l'Université de Limerick (Irlande). Auteur de : L’Etat islamique pris aux mots, à paraître en mai (Paris, Armand Colin)

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