Etats-Unis : dans les centres de rétention, des migrants gavés de force

De récents rapports sur les centres de rétention administrative aux Etats-Unis ont révélé des cellules surpeuplées et insalubres, des enfants et bébés séparés de leurs parents. Les demandeur·ses d’asile qui s’y trouvent non seulement vivent dans des conditions de vie indignes, mais ils sont privés d’accès aux services de traducteurs et d’avocats qui leur permettraient de contester leur détention prolongée.

Dans le but d’attirer l’attention sur leur situation critique, et de retrouver ce faisant leur capacité d’action, des centaines de migrant·es en détention ont organisé des grèves de la faim dans plus de sept centres de rétention des Etats-Unis. En 2018, 60 migrants étaient en grève de la faim à Tacoma, dans l’Etat de Washington, pour demander l’accès aux soins et le regroupement des familles. En mars 2019, 24 migrants (150 selon les activistes locaux) ont effectué une grève de la faim en Louisiane pour contester leur détention prolongée.

Depuis le 19 juin 2019, un demandeur d’asile russe, Eugenii Glushchenko, est en grève de la faim en Arizona pour protester contre sa déportation imminente vers la Russie où il craint pour sa vie à cause de son travail pour des ONG occidentales. Le 9 juillet 2019, cinq demandeurs d’asile originaires d’Inde (dont l’identité n’est pas dévoilée), en détention depuis plus d’un an pour certains d’entre eux, ont lancé une grève de la faim dans le centre d’Otero situé au Nouveau-Mexique. Ils demandent leur libération en attendant de voir un juge de l’immigration concernant leur demande d’asile. Dix jours plus tard, alors que le Service de l’immigration et des douanes (Immigration and Customs Enforcement ou ICE) transférait les grévistes de la faim dans un autre centre au Texas, quatre autres migrants commençaient eux aussi un jeûne de protestation. L’un d’eux fut déporté vers l’Inde huit jours plus tard. Les trois autres ont été transférés au centre de Miami la semaine dernière.

Un acte existentiel et politique

Soumettre leurs corps à l’agonie de la famine est l’une des seules choses sur lesquelles les migrants peuvent encore avoir prise. Une grève de la faim peut aider à alerter le public sur la situation critique des migrant·es, à pointer du doigt la responsabilité des autorités, et à obtenir quelques concessions. Mais que la grève de la faim réussisse ou non, elle représente une accusation contre les conditions inhumaines que subissent les migrant·es et contre le manque de volonté de l’Etat à satisfaire sa responsabilité de prendre soin des détenus. Dans l’acte de refus de nutrition, les grévistes de la faim révèlent et rejettent l’existence dégradée à laquelle ils sont soumis·es. Ils affirment leur dignité contre ceux qui la nient. A travers l’autodestruction, ils se construisent paradoxalement comme agents et sujets. La grève de la faim, dans ce sens, constitue un acte existentiel et politique, et doit être respectée comme expression de conscience. Son exercice dérive en effet du droit de manifester – un droit fondamental humain garanti dans les traités de droit international tels que la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 20).

L’ICE a transféré les grévistes de la faim au centre d’El Paso. Une grève de la faim qui a duré plus de deux mois avait été initiée en début d’année dans le même centre de rétention. L’administration y avait gavé de force neuf grévistes de la faim. Après 60 jours, sept d’entre eux avaient cessé leur jeûne de protestation. Ils ont tous été déportés vers l’Inde depuis. Deux autres furent libérés en avril après plus de 70 jours sans manger. Nul d’entre eux n’eut accès aux ordonnances du tribunal qui autorisèrent leur gavage forcé. Ils affirmèrent avoir été traités de manière abusive et négligente et avoir été maltraités physiquement et verbalement. Ils furent placés en isolement cellulaire ; on leur refusa l’accès à des fauteuils roulants.

Gavage forcé

Le gavage forcé viole les normes éthiques médicales et le droit international. L’Association médicale mondiale condamne sans équivoque le gavage forcé des grévistes de la faim. Nul docteur ne doit participer à ce traitement cruel et dégradant qui contrevient au droit du patient à refuser les soins. La Commission des droits de l’homme des Nations unies considère aussi le gavage forcé comme une pratique cruelle et inhumaine qui peut violer la Convention contre la torture.

Etant donnée cette interdiction d’arrière-plan du gavage forcé, la façon dont le gouvernement a géré la dernière grève de la faim à El Paso a beaucoup troublé 49 représentants du peuple américain. Ils ont fait appel au Bureau de l’inspecteur général (Office of Inspector General ou OIG) du ministère de la Sécurité intérieure (Department of Homeland Security ou DHS) pour «examiner les conditions sur le site qui ont conduit aux manifestations des détenus et pour remédier à toutes atteintes aux normes de détention par l’ICE.» Trois rapports de l’OIG avaient déjà documenté des «abus et actions punitives arbitraires par les agents en charge» et généralement établi un modèle clair de non-conformité dans les centres de rétention administrative.

L’ICE a émis la même déclaration en juillet qu’en mars, à l’occasion de la grève de la faim précédente : «L’ICE respecte pleinement les droits de toutes personnes à s’exprimer sans interférence… L’ICE n’exerce aucunes représailles contre les grévistes de la faim.» Mais les abus avérés jettent le doute sur la sincérité de l’administration. L’ICE vient d’obtenir une autorisation judiciaire pour gaver de force Glushchenko, le gréviste de la faim russe détenu en Arizona, et une autre pour administrer un traitement médical involontaire aux grévistes de la faim détenus à El Paso. Depuis le 26 juillet, ces derniers sont soumis tous les jours à une perfusion intraveineuse involontaire pour l’hydratation. Tous craignent leur gavage forcé imminent. Si le gouvernement est vraiment engagé à respecter la liberté d’expression des protestataires, il doit aussitôt libérer ces hommes jusqu’au moment de l’examen de leurs demandes d’asile.

Candice Delmas, Politologue, professeure de philosophie politique à l'université Northeastern de Boston.

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