Etats-Unis : « La chance d’une gauche plus radicale »

Dans La Lucidité (Point, 2007), José Saramago raconte d’étranges événements survenus dans la capitale sans nom d’un pays démocratique sans nom. Le matin des élections, il pleut à torrent et le faible taux de participation inquiète, mais, en milieu d’après-midi, le ciel se dégage enfin et la population se rend aux urnes en masse. Le soulagement du gouvernement est toutefois de courte durée : le décompte des voix révèle 70 % de bulletins blancs.

Déconcerté par cette apparente erreur civique, le gouvernement veut donner aux citoyens une chance de se racheter et organise une nouvelle élection la semaine suivante. Mais c’est encore pire : c’est fois, on compte 83 % de votes blancs.

S’agit-il d’un complot organisé pour renverser non seulement le gouvernement en place mais l’ensemble du système démocratique ? Si tel est le cas, qui se cache derrière tout ça et comment a-t-on pu convaincre, sans qu’on le remarque, des centaines de milliers de personnes de se révolter ainsi ? La ville a continué de fonctionner quasiment normalement, les gens parant tous les efforts du gouvernement dans un inexplicable unisson et dans une résistance non violente tout à fait gandhienne…

La leçon à tirer de cette expérience de pensée est claire : le danger, aujourd’hui, ne réside pas dans la passivité, mais dans la pseudo-activité, l’envie d’être « actif », de « participer », pour masquer la vacuité de la situation. Nous ne cessons d’intervenir, de « faire quelque chose », les universitaires participent à des débats ineptes, etc. Le plus dur est de reculer, de se retirer.

Vacuité des démocraties actuelles

Ceux qui sont au pouvoir préfèrent souvent une participation, même « critique », un dialogue plutôt que le silence – juste pour nous forcer à « dialoguer », pour être sûr de briser notre toujours inquiétante passivité. L’abstention des électeurs est donc un véritable acte politique : elle confronte énergiquement à la vacuité des démocraties actuelles.

C’est exactement ainsi qu’auraient dû réagir les citoyens qui avaient à choisir entre Hillary Clinton et Donald Trump. Quand, à la fin des années 1920, on a demandé à Staline quel penchant était le pire, la droite ou la gauche, il a répondu « les deux sont pires ! »

L’élection présidentielle de 2016 n’a-t-elle pas confronté les Américains à la même situation ? Trump est de toute évidence le « pire », pour le tournant droitier qu’il nous réserve et la décomposition de la moralité publique qu’il engage. Mais au moins promet-il un changement. Tandis que Hillary est la « pire », parce que c’est le statu quo qu’elle rend désirable.

Face à un choix pareil, il aurait fallu garder son calme et choisir le « pire » qui représentait un changement : même si c’est un changement dangereux, cela peut ouvrir la voie à un autre changement plus authentique. C’est pour cela qu’il ne fallait pas voter Trump – pas seulement parce qu’on ne devrait pas voter pour lui, mais parce qu’on ne devrait même pas participer à de telles élections. Il faut se demander froidement : quelle victoire sert au mieux un projet radical d’émancipation, celle de Clinton ou de Trump ?

La référence à Hitler

Les libéraux épouvantés par Trump excluent la possibilité que sa victoire puisse engager une dynamique qui fera émerger une véritable gauche – leur contre-argument se fondant sur la référence à Hitler. De nombreux communistes allemands avaient vu dans la prise de pouvoir des nazis une chance pour la gauche radicale, seule force capable de les battre. Leur appréciation d’alors fut, comme on sait, une terrible erreur.

La question est de savoir s’il en va de même avec Trump. Celui-ci représente-t-il un danger face auquel il faudrait constituer un large front où conservateurs « raisonnables » et ultralibéraux se battraient ensemble, aux côtés des libéraux progressistes traditionnels et (de ce qui reste) de la gauche radicale ? Pas encore ! (Soit dit en passant, le terme de « fascisme », tel qu’on l’emploie aujourd’hui, n’est souvent plus qu’un mot vide que l’on agite quand quelque chose de manifestement dangereux surgit sur la scène politique. Mais nous ne savons plus vraiment ce qu’il recouvre. Non, les populistes d’aujourd’hui ne sont pas de simples fascistes !).

Craindre qu’une victoire de Trump transforme les Etats-Unis en un Etat fasciste est une exagération ridicule. Les Etats-Unis ont tout un ensemble d’institutions politiques et civiques suffisamment contradictoires pour qu’une mise au pas (Gleichshaltung [euphémisme nazi désignant la suppression de toute vie démocratique après 1933]) si directe soit impossible.

Colère populaire

Alors, d’où vient cette peur ? Elle sert clairement à nous unir tous contre Trump et à masquer ainsi les véritables divisions qui existent entre la gauche ressuscitée par Sanders et Hillary, qui était LA candidate de l’establishment, soutenue par une large coalition arc-en-ciel incluant les figures belliqueuses de l’ancienne administration Bush comme Paul Wolfowitz et l’Arabie saoudite.

Le fait est que Trump a été porté par la même colère que celle où Bernie Sanders a puisé pour mobiliser les militants : il est perçu par la majeure partie de ses sympathisants comme LE candidat anti-establishment.

N’oublions jamais en effet que la colère populaire est, par définition, flottante, et qu’elle peut être réorientée. Les libéraux, que la victoire de Trump effraie, n’ont pas vraiment peur d’un virage radical à droite. Ce qui les effraie, en réalité, c’est un changement social radical.

Pour reprendre les mots de Robespierre, ils reconnaissent les injustices profondes de notre vie sociale (et s’en inquiètent sincèrement), mais ils veulent s’y attaquer par « une révolution sans révolution » (exactement de la même manière que le consumérisme actuel nous vend du café sans caféine, du chocolat sans sucre, de la bière sans alcool, du multiculturalisme sans conflits violents, etc.). C’est une vision du changement social sans vrai changement, un changement qui laisse tout le monde indemne, où les libéraux bien intentionnés restent bien à l’abri dans leur cocon.

Cauchemar des libéraux

On imagine aisément, si Hillary avait gagné, le soulagement de l’élite libérale : « Merci mon Dieu, le cauchemar est terminé, nous avons frôlé la catastrophe ! » Mais un tel soulagement n’aurait fait que précipiter la véritable catastrophe parce qu’il aurait signifié : « Merci mon Dieu, la va-t-en-guerre de l’establishment politique qui représente les intérêts des grosses banques a gagné, le danger est derrière nous ! »

En 1937, George Orwell écrivait : « Nous daubons tous allègrement sur les particularismes de classe, mais bien peu nombreux sont ceux qui souhaitent vraiment les abolir. On en arrive ainsi à constater ce fait important que toute opinion révolutionnaire tire une partie de sa force de la secrète conviction que rien ne saurait être changé. »

Ce que veut dire Orwell, c’est que les radicaux brandissent la nécessité d’un changement révolutionnaire comme un gri-gri destiné à les en protéger et à faire advenir le contraire ; autrement dit, pour que le seul changement qui compte, le changement de ceux qui nous gouvernent, ne puisse pas voir le jour.

La victoire d’Hillary aurait été la victoire du statu quo, assombri par la perspective d’une nouvelle guerre mondiale (elle est définitivement la démocrate belliqueuse type), statu quo dans une situation où nous nous enfonçons pourtant, peu à peu mais sûrement, dans d’innombrables catastrophes, écologiques, économiques, humanitaires, etc.

Nouvel ordre nihiliste post-patriarcal

Oui, la victoire de Trump représente un grand danger, mais la gauche a besoin de la menace de la catastrophe pour se mobiliser – dans l’inertie du statu quo actuel, jamais il n’y aura de mobilisation de gauche. Je suis tenté ici de citer Hölderlin : « Là où il y a péril croît aussi ce qui sauve. »

Qu’est-ce que cela aurait changé qu’Hillary Clinton soit la première femme présidente des Etats-Unis ? Dans son nouveau livre, La Vraie Vie (Fayard, 128 pages, 14 euros), Alain Badiou met en garde contre les dangers que recèle le nouvel ordre nihiliste post-patriarcal, qui prétend être l’espace de nouvelles libertés.

Nous vivons une époque inouïe, où il est devenu impossible de fonder notre identité sur une tradition, où aucun cadre de vie digne de ce nom ne nous permet plus d’accéder à une existence qui ne soit pas simple reproduction hédoniste.

Ce nouveau désordre mondial, cette civilisation sans monde qui émerge peu à peu sous nos yeux, affecte en particulier la jeunesse, qui oscille entre l’intensité de l’épuisement total (jouissance sexuelle, drogue, alcool, jusqu’à la violence) et l’effort pour réussir (faire des études, faire carrière, gagner de l’argent… à l’intérieur de l’ordre capitaliste existant). L’unique échappatoire étant de se retirer violemment dans une « Tradition » artificiellement ressuscitée.

Nouvelle version de la différence sexuelle

Cette désintégration d’une substance éthique partagée affecte différemment les deux sexes. Les hommes deviennent progressivement d’éternels adolescents sans qu’un véritable rite d’initiation marque leur entrée dans la maturité (service militaire, apprentissage d’un métier – même l’éducation ne remplit plus cette fonction). Il n’est dès lors pas étonnant que prolifèrent, pour pallier ce manque, des gangs de jeunes offrant un ersatz d’initiation et d’identité sociale.

A l’opposé, les femmes aujourd’hui sont mûres de plus en plus tôt : traitées comme de jeunes adultes, on attend d’elles qu’elles contrôlent leur vie, qu’elles planifient leur carrière… Dans cette nouvelle version de la différence sexuelle, les hommes sont des adolescents ludiques, vivant en dehors des lois, tandis que les femmes semblent dures, mûres, sérieuses, soucieuses de la légalité et vindicatives.

L’idéologie dominante ne demande plus aux femmes d’être des subordonnées ; elle les invite, leur enjoint de devenir juge, administrateur, ministre, PDG, professeur et même d’entrer en politique et dans l’armée. L’image paradigmatique que véhiculent quotidiennement nos institutions sécuritaires est celle d’une femme professeur/juge ou psychologue s’occupant d’un jeune homme délinquant, immature et asocial…

Une nouvelle figure de l’Un est en train de s’imposer, celle d’un agent de pouvoir compétitif et froid, séduisant et manipulateur, qui atteste du paradoxe suivant : « Dans les conditions du capitalisme, les femmes peuvent faire mieux que les hommes. » (Badiou) Il ne s’agit en aucun cas de suspecter les femmes d’être des agents du capitalisme, mais simplement de montrer que le capitalisme contemporain a inventé sa propre image idéale de la femme.

Bill Clinton est un clown

On retrouve exactement la situation décrite par Badiou dans cette triade politique : Hillary-Duterte-Trump. Hillary Clinton et Donald Trump représentent aujourd’hui le couple politique par excellence : Trump est l’éternel adolescent, un jouisseur irresponsable sujet à des accès violents qui peuvent lui jouer des tours, tandis que Hillary est le nouvel Un féminin, une redoutable manipulatrice, toujours dans le contrôle, qui ne cesse d’exploiter sa féminité pour se poser comme la seule capable de prendre soin des marginaux et des victimes – sa féminité rend la manipulation d’autant plus efficace.

Il ne faut donc pas se laisser avoir par l’image qu’elle renvoie de victime d’un mari volage, flirtant à tout-va et ayant des relations sexuelles dans son bureau : Bill Clinton est un clown, c’est Hillary qui commande et concède à son serviteur de petits plaisirs insignifiants.

Quant à Rodrigo Duterte, le président philippin qui appelle ouvertement au meurtre des toxicomanes et des dealers et n’hésite pas se comparer à Hitler, il incarne à lui seul le déclin de l’Etat de droit, ayant transformé la puissance étatique en une loi de la foule où l’emporte la loi de la jungle. Or il ne fait rien d’autre que ce qu’il n’est pas encore permis de faire ouvertement dans nos pays occidentaux « civilisés ».

Si l’on rassemble ces trois figures en une, on obtient l’image idéale de l’homme politique d’aujourd’hui : Hillary Duterte Trump – « Hillary Trump », la principale opposition, plus « Duterte », le président philippin, l’intrus gênant qui révèle la violence sur laquelle les deux autres s’appuient.

Situation politique inédite

En conclusion, ne cédons pas à la fausse panique qui nous fait craindre la victoire de Trump comme l’horreur suprême, qui devrait nous forcer à soutenir Hillary malgré ses évidentes défaillances. La victoire de Trump a créé une situation politique totalement inédite, qui est la chance d’une gauche plus radicale.

Si vous aimez l’Amérique (comme je l’aime), c’est le moment de se battre par amour, de s’impliquer dans le long processus de formation d’une gauche politique radicale aux Etats-Unis… ou de conclure sur la version Mao du vers d’Hölderlin : « Sous le ciel tout est grand chaos, la situation est excellente. »

Slavoj Zizek, philosophe. Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria

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