Etats-Unis, la démocratie minée par la discrimination

Quelques jours après des élections décrites et vécues comme un coup de tonnerre, la normalisation est en cours aux Etats-Unis. Alors que le pays vient d’élire pour président un homme d’affaires agressif et versatile qui a tenu des propos sexistes, racistes et xénophobes, veut déporter les 11 millions d’étrangers en situation irrégulière et les 3 millions de musulmans vivant sur le territoire, entend réhabiliter la torture et criminaliser l’avortement, bénéficie du soutien du Ku Klux Klan et de Vladimir Poutine, et a déclaré vouloir faire incarcérer sa rivale Hillary Clinton s’il est élu, journalistes, experts et politiques des deux camps appellent désormais à l’unité derrière le futur chef de l’Etat.

Chacun se réjouit du langage de réconciliation utilisé par le vainqueur lors de son premier discours et assure qu’une passation de pouvoir apaisée représente la marque distinctive ultime de la tradition démocratique qui fait la grandeur des Etats-Unis. «Tout le monde est triste quand son camp perd les élections, mais le jour suivant, nous devons nous rappeler que nous sommes tous dans la même équipe», a affirmé Barack Obama juste après l’annonce du résultat du scrutin. Invitant Donald Trump, qu’il avait qualifié quelques jours auparavant d’homme dangereux pour la sécurité du pays, à lui rendre visite à la Maison Blanche, l’actuel président a ajouté : «La présomption de bonne foi est essentielle pour une démocratie dynamique fonctionnant bien.» Mais la démocratie fonctionne-t-elle bien aux Etats-Unis ? Et d’abord, les élections y sont-elles justes, comme on l’entend souvent ? De nombreux éléments permettent d’en douter.

On sait qu’un président peut être élu sans obtenir la majorité des voix des votants en raison du système complexe de collège électoral qui, sauf dans deux cas, donne tous les grands électeurs d’un Etat au candidat qui en obtient la majorité des suffrages. C’est ce qui vient de se passer pour la cinquième fois dans l’histoire du pays. Comme Al Gore, battu il y a seize ans par George W. Bush malgré un demi-million de voix d’avance, Hillary Clinton a cette fois perdu l’élection en recueillant 600 000 suffrages de plus que son concurrent. L’essentiel n’est pourtant pas là.

Bien que le XVe Amendement de la Constitution des Etats-Unis garantisse que «le droit de vote des citoyens ne peut être refusé ou limité en raison de la race, de la couleur ou d’une condition antérieure de servitude», les Etats ont le pouvoir de légiférer pour restreindre, voire supprimer le droit de vote «en raison d’une inculpation criminelle ou d’une incapacité mentale». Ce type de handicap concerne 6 % de la population en âge de voter, mais on ignore le nombre de personnes affectées par cette mesure qui fait l’objet d’une législation spécifique dans 39 Etats. On sait, en revanche, que le disenfranchisement touche 6,1 millions de personnes condamnées, soit un adulte sur 40. Les Etats-Unis ont les pratiques punitives les plus sévères au monde : plus de 2 millions d’individus y sont en prison, le taux d’incarcération étant 7 fois plus élevé pour les Noirs. Mais, comme le rappelle le Sentencing Project, les procédures de déchéance du droit de vote diffèrent selon les Etats. Seuls deux n’en ont pas. Dans 14 autres, la restriction ne s’applique qu’aux prisonniers. Dans 22 Etats, elle inclut aussi les personnes poursuivies. Enfin 12 Etats, presque tous dans le Sud, étendent la déchéance au-delà de la peine, pour une durée allant de deux ans à la vie entière.

Cette «mort civique» affecte de manière disproportionnée les Noirs, qui représentent le tiers des personnes déchues de ce droit. Un adulte noir sur 13 est privé du droit de vote. Dans 5 Etats, c’est même 1 sur 5. Tel est le cas de la Floride, qui, souvent, décide du résultat final de la présidentielle et où 1,5 million de personnes sont interdites de vote, le candidat républicain l’ayant cette fois emporté de 120 000 voix. La plupart de ces législations datent de la période qui a suivi la guerre civile. Elles étaient conçues pour écarter les Noirs pauvres de l’électorat, la liste des délits et crimes justifiant la déchéance étant établie en ciblant cette catégorie. Avec le durcissement des politiques pénales, le nombre de citoyens ayant perdu le droit de vote a été multiplié par 5 en quarante ans. Le disenfranchisement est devenu un instrument de régulation du périmètre de l’électorat et, si l’on considère que neuf Noirs sur dix votent pour le parti démocrate, c’est un élément déterminant du résultat des élections tant présidentielles que législatives.

La déchéance du droit de vote ne représente toutefois qu’une partie des restrictions apportées au suffrage des minorités et des pauvres. Une logique complémentaire, appelée voter suppression, consiste à mettre en place des mesures réglementaires ou administratives pour décourager ou empêcher le vote en ciblant de manière indirecte ces populations. Il s’agit d’une stratégie développée par la droite radicale dans le prolongement des lois Jim Crow promulguées dans les Etats du Sud pendant la période de ségrégation raciale. Dans les suites du mouvement pour les droits civiques, porté par Martin Luther King, le Voting Rights Act de 1965 avait rendu ces législations illégales et avait donné à l’Etat fédéral un droit de regard sur ces pratiques. Cependant, en 2013, une décision de la Cour suprême, dont la majorité des juges est conservatrice, a annulé ce droit, autorisant ainsi la multiplication d’initiatives visant à limiter l’expression du suffrage des minorités et des pauvres.

Depuis 2010, selon le Brennan Center for Justice, 20 Etats ont introduit de telles lois : c’est le cas de 7 des 11 qui avaient le plus haut taux de participation des Afro-Américains lors de la première élection d’Obama en 2008 ; c’est aussi le cas de 8 des 12 qui ont connu la plus forte progression de leur population hispanique considérée comme décisive lors de l’élection de 2012. La mesure la plus employée consiste à prétendre lutter contre la fraude en obligeant les électeurs à présenter une pièce d’identité avec photographie. Ce document étant payant et facultatif aux Etats-Unis, on estime que 11 % des citoyens n’en ont pas, principalement des jeunes, des personnes âgées, des Noirs de milieu modeste et des Hispaniques en peine d’obtenir un extrait d’acte de naissance de leur pays. Au Texas, où un permis de port d’armes périmé est considéré valable mais non une carte d’étudiant d’une université publique, 600 000 personnes n’ont pas pu voter. Parmi les autres procédés utilisés, la réduction de la période de vote avant la date officielle du scrutin, car on sait que les électeurs démocrates sont plus nombreux à utiliser cette option, et la diminution du nombre de bureaux de vote dans les quartiers populaires, conduisant à des files d’attente qui ont été mesurées deux fois plus longues pour les votants noirs que pour les votants blancs. C’est lors de l’élection de 2016 que l’ensemble de ces dispositions racialement discriminatoires a pour la première fois été appliqué.

La seule parole vraie qu’aura prononcée, lors de la campagne, Trump, «président démocratiquement élu» comme chacun s’emploie à le répéter, est que le système électoral états-unien est faussé («rigged»). Son affirmation était dirigée contre ses adversaires démocrates. En réalité, tout le dispositif est conçu pour restreindre légalement les suffrages des minorités et des pauvres. Héritée du long passé d’esclavage et de ségrégation, cette politique, qu’on avait crue disparue avec le mouvement pour les droits civiques et que la plupart continuent d’ignorer, n’a cessé de se renforcer au cours de la période récente, comme contrecoup de la première élection d’un président noir.

Didier Fassin, Professeur à l'Institute for Advanced Study de Princeton.
Anne-Claire Defossez, Chercheure à l’Institute for Advanced Study de Princeton.

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