Etats-Unis : le défi hispanique

Les contradictions dans les discours à l'égard des Hispaniques dans la course à l'investiture républicaine sont pour le moins déconcertantes. A la veille des primaires de Floride, du Nevada ou du Colorado, fin janvier, le candidat Mitt Romney, ancien gouverneur du Massachusetts, s'évertuait à séduire l'électorat républicain hispanique en insistant sur les bénéfices de l'immigration. Quelque temps auparavant pourtant, il courtisait l'électorat conservateur de Caroline du Sud en promettant de rendre la vie des clandestins tellement misérable qu'ils viendraient à choisir l'"auto-expulsion", ce qui lui valu d'être qualifié par son concurrent, l'ancien speaker de la Chambre des représentants, Newt Gingrich, de "candidat le plus anti-immigrés de toute l'histoire". Fils d'immigrés et fervent catholique, Rick Santorum, rival de Mitt Romney dans la course à l'investiture républicaine, adopte une ligne dure. Il qualifie de "fausse compassion" les propositions de Newt Gingrich d'accorder un statut légal aux clandestins de longue date qui se comportent en bons citoyens.

Le paradoxe est révélateur du dilemme auquel sont en proie les candidats du parti républicain, alors que la population hispanique connaît une croissance exponentielle, notamment dans les Etats du sud-ouest susceptibles de faire basculer l'élection de novembre 2012.

Dans le système électoral américain, l'entrée en jeu d'un nouveau groupe politique est généralement un facteur de changement. Ce nouveau groupe, ce sont les Hispaniques. D'après le recensement de 2010, ils sont désormais plus de 50 millions (16 % de la population), soit la première minorité devant les Noirs (12 %) depuis 2000. Le terme "hispanique", selon la définition utilisée par le Bureau du recensement, est une catégorie ethnique au sens large. Il désigne les personnes qui choisissent de s'identifier comme d'origine hispanique ou latino en raison de leur héritage culturel, leur appartenance nationale, leur lieu de naissance ou celui de leurs parents ou de leurs ancêtres. Le groupe le plus important est originaire du Mexique (63 %), suivi de Porto Rico (9,2 %) et de Cuba (3,5 %).

Leur montée en puissance démographique et politique a été aussi soudaine que spectaculaire et certains leaders républicains s'inquiètent de voir les évolutions du parti compromettre à long terme leurs chances de conquérir cet électorat.

L'opposition à l'immigration clandestine est extrêmement forte au sein du parti, particulièrement chez les militants les plus actifs. Un sondage conduit en 2011 par le German Marshall Fund montre que les républicains ont de loin les réactions les plus hostiles : 72 % disent être inquiets de l'immigration clandestine (contre 48 % des démocrates) et seuls 33 % préfèrent la régularisation à l'expulsion (contre 58 % des démocrates). Cela n'a pourtant pas toujours été le cas. Au cours des dernières décennies, le président Ronald Reagan fit voter une loi d'amnistie (1 986) et la branche patronale du parti républicain voyait l'immigration comme moyen de maintenir le coût du travail bas, alors qu'une partie des démocrates et des syndicats se montraient plus réservés sur une immigration illimitée.

En 2004, George W. Bush avait mené des campagnes très ciblées en espagnol et conquis plus de 40 % du vote hispanique. Son stratège Karl Rove avait compris le potentiel de cet électorat encore largement populaire mais qui travaille dur, aspire au rêve américain et partage leurs valeurs religieuses et familiales.

Depuis fin 2005 pourtant, la position des républicains s'est considérablement durcie, avec le vote par la Chambre des représentants d'un projet de loi, rejeté en juin 2007 par le Sénat, visant à criminaliser l'immigration clandestine, organiser des expulsions massives et renforcer le mur à la frontière. Le sénateur républicain de l'Arizona John McCain participa à l'élaboration d'un projet de réforme de l'immigration préparé par des élus des deux partis, relativement modéré, qui échoua en juin 2007 face à l'opposition des extrêmes. Mais, pour emporter l'investiture du parti républicain en 2008, McCain fut contraint de durcir son discours, allant même jusqu'à déclarer que, si c'était à refaire, il ne voterait pas pour son propre projet. Certains stratèges républicains estiment aujourd'hui qu'il s'agit d'une immense occasion manquée de gagner les faveurs d'un nouveau groupe d'électeurs, tout en divisant les démocrates.

Comment en est-on arrivé là ? Dans les années 1960, les républicains conquirent le Sud en exploitant les ressentiments des Blancs envers les Noirs en plein mouvement pour les droits civiques. En visant d'abord le vote blanc, ils se coupèrent du vote noir, jouant de la rhétorique raciale pour réduire le vote démocrate aux seuls Blancs progressistes et aux minorités. Les républicains réussirent à rallier de larges parts des classes populaires blanches, qui redoutaient l'intégration raciale de leurs quartiers et de leurs écoles.

L'immigration est une autre histoire. Les représentations à l'égard des immigrés hispaniques ne sont pas suffisamment négatives et mobilisatrices pour réunir une large majorité des électeurs. En revanche, l'immigration galvanise la frange ultraconservatrice de l'électorat républicain, qui, pour des raisons idéologiques et culturelles, ne peut se résoudre à voir l'Amérique devenir de moins en moins blanche, anglo-saxonne et protestante. Les Blancs devraient devenir minoritaires d'ici à 2050. De plus, la montée en puissance de l'électorat hispanique (9 % de l'électorat) n'est pas près de s'arrêter. La croissance démographique des Etats-Unis entre 2000 et 2010 est due, à près de 92 %, à celle des minorités et à hauteur de 56 % à celle des Hispaniques.

Enfin, leur concentration régionale en fait un électorat pivot dans les Etats-clés qui peuvent faire basculer l'élection. Ces Etats sont justement ceux qui, à cause de leur forte croissance démographique, ont gagné des grands électeurs dans le rééquilibrage des sièges au Congrès, qui a lieu tous les dix ans à la suite du recensement de la population. En 2008, trois Etats du Sud-Ouest (Nouveau-Mexique, Nevada, Colorado) et la Floride basculèrent en faveur du camp démocrate, tous avaient connu une forte croissance de leur électorat hispanique. L'Arizona pourrait bien être le prochain sur la liste.

Pour autant, les candidats à l'investiture républicaine n'ont de cesse de montrer leur fermeté à l'égard de l'immigration. Newt Gingrich, imprévisible par nature, alterne des positions fermes mais humanistes, avec de subtiles allusions raciales. Mitt Romney, qui a bataillé pour convaincre de sa fermeté, martèle désormais le terme "illégal", employé comme nom commun et non simple adjectif, pour désigner les immigrés clandestins, dans une logique de criminalisation. Outre l'"auto-expulsion", il soutient les lois répressives d'Arizona ou de l'Alabama qui empiètent sur les prérogatives fédérales de lutte contre l'immigration et dont l'auteur, le secrétaire d'Etat du Kansas, Kris Kobach, s'affiche comme conseiller non rémunéré du candidat.

Avec le soutien officiel de Pete Wilson, Romney persiste et signe. Pour assurer sa réélection en 1994, l'ancien gouverneur de Californie avait fait campagne pour la Proposition 187, une mesure d'initiative populaire privant les immigrés clandestins d'accès aux soins, à l'éducation et à l'aide sociale. Invalidée par une cour fédérale, la loi approuvée par 59 % des Californiens suscita une vague de naturalisations et d'inscriptions sur les listes électorales, contribuant à faire de cet Etat un solide bastion démocrate.

Si elles sont nécessaires pour emporter l'investiture, ces prises de position pourraient coûter au candidat républicain des voix précieuses en novembre prochain. Comment expliquer un calcul aussi risqué ? Le vote hispanique n'est pas acquis à Barack Obama. Il a mené une politique d'expulsion très impopulaire chez les Latinos. En septembre 2011, 1 million de clandestins avaient été renvoyés depuis l'entrée en fonction du président démocrate en janvier 2009. Comparativement, 1,5 million de clandestins ont été expulsés du territoire américain au cours des huit années Bush. Les républicains misent aussi sur la démobilisation d'électeurs déçus, comme en 2010 lors des élections de mi-mandat. Mais c'est oublier que quelques candidats proches du Tea Party doivent leur défaite en 2010 à la mobilisation exceptionnelle des électeurs latinos, offensés par leurs attitudes xénophobes.

Les Hispaniques sont loin d'être un groupe monolithique et 20 % d'entre eux sont des républicains déclarés. Mais, quelle que soit leur orientation politique, ils sont particulièrement sensibles aux attaques contre les immigrés. Obama a compris le bénéfice qu'il pouvait en tirer et a récemment pris des mesures très bien accueillies pour faciliter la naturalisation et limiter les expulsions.

La stratégie anti-immigrés des républicains reste un puissant outil de mobilisation de la base ultraconservatrice et peut permettre de gagner du terrain dans l'électorat ouvrier blanc des régions industrielles en crise (Michigan, Ohio). Au risque de perdre l'élection présidentielle, les républicains pourraient ainsi consolider leurs positions au Congrès. Mais, surtout, ils s'appuient aussi sur une autre stratégie visant à limiter la participation électorale des minorités. Au cours de l'année 2011, les Etats républicains ont multiplié les lois qui rendent la procédure de vote ou d'inscription sur les listes électorales plus compliquée. Il y a autant de règles électorales que d'Etats. Certains exigent désormais une pièce d'identité avec photo pour voter, ce que beaucoup d'électeurs ne possèdent pas dans un pays où la carte nationale d'identité n'existe pas. D'autres ont supprimé le vote par anticipation plébiscité par les minorités ou limité le nombre de bureaux de vote dans certains quartiers.

Dans une élection aussi disputée, cette stratégie hautement risquée pourrait porter ses fruits à court terme, au moins pour les élections locales et à la Chambre des représentants. Mais, au vu des tendances démographiques, elle risque de s'avérer de bien courte vue.

Par Frédérick Douzet, maître de conférences à Paris-VIII, et Raphael J. Sonenshein, directeur de recherche à la California State University, à Los Angeles.

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