Être ou ne pas être dans l’euro ?

L’élection prochaine du Parlement européen relance le débat sur l’euro et la construction européenne : la sortie de l’Union économique et monétaire (UEM), voire de l’Union européenne, faciliterait-elle la résolution des problèmes économiques et sociaux dans lesquels nous sommes englués ? Nombre de voix, de tous bords, plaident en ce sens. Il faut dire que le constat est sans appel. Au regard des objectifs affichés de coopération, de convergence entre les pays membres, de protection contre les déséquilibres, notamment financiers, de plein-emploi, de convergence des droits sociaux par le haut, et d’innovation en matière de transition écologique, c’est l’échec le plus complet. Pire, l’intégration de l’UE dans le processus de financiarisation du capitalisme mondial l’a précipitée dans une crise majeure qui a pris la forme d’un endettement colossal des Etats, à cause, d’une part, des multiples allégements fiscaux accordés aux classes possédantes et, d’autre part, de l’endossement des dettes privées accumulées dans les banques. Dès lors, l’euro est un facteur de divergence et d’éclatement : les écarts de productivité du travail s’accroissent et les grandes entreprises jouent des faibles coûts du travail dans les pays d’Europe centrale récemment intégrés.

Depuis sept ans, la réaction des gouvernements est d’instaurer des politiques d’austérité draconiennes et de tester jusqu’à quel point la remise en cause des droits sociaux peut aller : c’est la déflation salariale, forme de dévaluation interne se substituant à la dévaluation monétaire. Trois maîtres mots se sont incrustés dans la novlangue néolibérale : réformes structurelles, baisse du coût du travail et compétitivité. Pendant ce temps, le versement de dividendes aux actionnaires s’accroît, même, comme en France, lorsque la rentabilité des entreprises s’émousse.

Dans ces conditions, que peut-on faire de l’euro ? L’argument principal en faveur de le quitter est de retrouver la capacité de dévaluer la monnaie nationale, assortie de la possibilité de rétablir des droits de douane aux frontières. On ne sort donc pas d’une stratégie de compétitivité et de concurrence. La dette publique extérieure risquant d’être réévaluée en proportion de la dévaluation monétaire, les partisans de cette stratégie rétorquent qu’elle ne serait dorénavant plus libellée en euros. Or, rien n’est moins sûr et, si cela était, cela ne ferait que repousser à plus tard la pression spéculative des lobbies financiers pour exiger leur «dû». On n’évitera donc pas la question de l’annulation d’une dette largement illégitime, puisqu’elle a grossi à mesure que s’amplifiait le diktat financier. Et on ne fondera pas une politique économique sur une répétition en cascade de dévaluations pour annuler le renchérissement des importations.

Nous voici donc au cœur du problème. Le traité de Maastricht fut une erreur tragique ; idem pour celui de Lisbonne en plus d’avoir été une imposture. Non pas parce que fut créée une Banque centrale européenne, mais parce que celle-ci fut mise au service exclusif de la finance et de la rente, la monnaie étant en quelque sorte privatisée, et parce qu’elle préféra sauver les banques plutôt que l’emploi. La rupture à opérer est donc par rapport à la finance et au profit maximum. Tous les gouvernements des pays européens pratiquant aujourd’hui des politiques néolibérales, le fait de revenir à des monnaies nationales ne les ferait pas devenir sociaux et écologistes, pas plus que tous les Medef d’Europe ne deviendraient des défenseurs du droit du travail ou que les actionnaires seraient moins exigeants. En définitive, notre problème n’est pas d’abord économique, il est politique. L’illusion d’un souverainisme, fût-il de gauche, est là : croire que le retour à une gestion nationale permettrait de rétablir une souveraineté populaire qui serait en attente. C’est malheureusement doublement faux : parce que les démocraties nationales ont été vidées peu à peu de leur contenu et que ce sont des chefs d’Etat et de gouvernement soi-disant démocratiques qui prennent la plupart des décisions antidémocratiques dans l’UE, en se contrefichant de leurs peuples ; et parce qu’il est contradictoire de croire en la spontanéité de la souveraineté nationale tout en affirmant à juste titre que la mondialisation a engendré un univers dérégulé. En réalité, il ne s’agit pas de restaurer une souveraineté populaire à portée de main, mais de la reconstruire de fond en comble.

Comment y parvenir à l’heure de l’internationale du capital où il est inconcevable de se replier sur des politiques exclusivement nationales ? Le premier pas est d’affronter le fameux «ennemi», la finance capitaliste : socialisation des banques, séparation entre elles, contrôle des mouvements de capitaux et des marchés, limitation stricte des revenus. Le deuxième est une réforme fiscale digne de ce nom. Sans ces réformes de structures minimales, le pouvoir des actionnaires et de leurs mandataires ne pourrait être affaibli. Si elles étaient accomplies sans tarder, les chances de faire éclater une crise institutionnelle dans l’UEM et dans l’UE seraient bien meilleures. Cette crise est nécessaire, mais un pays, même grand, ne peut y réussir seul. En ne prenant pas de mesures non coopératives, comme une dévaluation unilatérale, une possibilité d’accord entre quelques pays particulièrement touchés pourrait s’ouvrir, afin d’enfreindre les interdits des traités européens : réquisition des banques centrales de ces pays pour émettre des euros ou des «nouveaux euros» ; possibilité pour elles de prêter directement aux Etats et dans tous les cas de garantir leurs autres emprunts, conditions pour créer des obligations publiques communes ; refus de siéger dans les instances européennes tant que la révision des traités n’est pas mise à l’ordre du jour.

Les questions politiques n’étant pas évitées, tout l’arsenal économique alternatif au néolibéralisme pourrait alors être utilisé. Deux situations pourraient être envisagées. La première est celle d’un nouvel euro unique des pays coopérants. Ce n’est pas le plus souhaitable si ces pays ne sont pas de niveau de développement comparable. La seconde est celle d’un euro commun à ces pays pour les conversions dans les autres monnaies, avec des déclinaisons nationales pour les usages internes à chacun. Dans ce cas, la conversion entre les nouveaux euros nationaux ne devrait se faire qu’entre ces banques centrales, à l’exclusion de tout autre marché. La sortie de l’euro actuel ne serait donc pas un préalable, mais l’aboutissement d’un processus ou bien une menace mise à exécution en cas d’impossibilité de négocier.

Jean-Marie Harribey, economiste, université de Bordeaux. Auteur de : «les Feuilles mortes du capitalisme», le Bord de l’eau, 2014 ; «la Richesse, la valeur et l’inestimable», les Liens qui libèrent, 2013.

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