Europe: aux racines de la révolte des régions riches

Manifestation devant le siège du gouvernement régional catalan après la déclaration d’indépendance par le parlement catalan. Barcelone, 27 octobre 2017.
Manifestation devant le siège du gouvernement régional catalan après la déclaration d’indépendance par le parlement catalan. Barcelone, 27 octobre 2017.

On parle beaucoup de la montée des séparatismes en Europe. C’est un phénomène évident en Catalogne, où les partis en faveur de l’indépendance ont reçu, aux élections du 21 décembre dernier, une majorité des sièges au parlement régional, mais il s’étend à d’autres régions européennes. En Ecosse, un référendum pour l’indépendance a eu lieu en 2014, quelques mois après la victoire d'un parti séparatiste flamand en Belgique. Plus récemment, en Lombardie et dans la Vénétie, deux régions nord italiennes, des consultations populaires se sont tenues pour demander plus d’autonomie à Rome.

Quand on parle de séparatismes, on a tendance à les associer à la lutte de régions périphériques opprimées par un centre politique économiquement dominant. Les indépendantismes qu’on vient de mentionner ont toutefois surgi dans des régions relativement riches par rapport au reste de leur pays. L’idée que des mouvements séparatistes puissent prospérer non seulement dans des démocraties consolidées et économiquement avancées, mais aussi dans les régions les plus privilégiées de celles-ci peut sembler un peu étrange. C’est normal, puisque, historiquement, ce phénomène a été rare. C’est à partir des années 1970 que la situation a changé. Pourquoi?

Critique de la solidarité sociale

Ecouter attentivement les argumentaires économiques de ces mouvements peut nous aider à répondre à cette question. Dans la plupart des cas, ils se plaignent d’un excès de solidarité avec le reste de l’Etat imposé par le système de sécurité sociale. Par conséquent, des formes très poussées d’autonomie fiscale, voire l’indépendance, sont proposées comme des moyens pour améliorer le niveau de vie de la population et assurer la durabilité de l’Etat providence.

L’attention donnée à l’Etat providence est un élément fondamental pour comprendre l’origine de ce phénomène. L’Etat providence est en effet une invention assez récente qui remonte à l’après Deuxième Guerre mondiale. Pendant cette période, des systèmes automatiques de redistribution entre personnes riches et pauvres d’un même Etat d’une ampleur précédemment inconnue furent mis en place. En présence de déséquilibres économiques majeurs entre différentes régions d’un même pays, cette redistribution génère des flux fiscaux territoriaux qui offrent un potentiel de contestation dans les régions où ils sont prélevés. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que cette contestation émerge. Pourquoi? Durant trente ans, entre 1945 et 1975, l’Europe a connu des années de croissance économique extraordinaire (on les appelle les Trente Glorieuses). Avec la crise pétrolière de 1973, toutefois, le moteur de la croissance européenne ralentit sensiblement. Commença alors une période communément appelée «l’âge de l’austérité permanente». Si les extraordinaires taux de croissance des Trente Glorieuses généraient un dividende fiscal qui assurait la multiplication des services aux citoyens sans besoin d’augmenter sensiblement les impôts, le ralentissement économique qui s’ensuivit obligea les Etats à augmenter considérablement la taxation. Les flux automatiques qui jusque-là étaient restés invisibles devinrent soudainement problématiques, ouvrant ainsi la voie à la contestation.

Identité et solidarité

A cette explication purement économique, il faut toutefois ajouter un élément de nature identitaire. Le fait de partager une identité commune joue un rôle crucial dans la légitimation de la solidarité. L’Etat providence même fut conçu comme un outil de construction de la nation à travers un processus de renforcement de la cohésion interne. En parallèle il démarque la limite entre citoyens et étrangers. La présence d’un clivage national au niveau subétatique peut donc miner la légitimité des flux territoriaux entre différentes zones d’un même pays, en particulier dans les régions contributrices nettes.

L’avantage de ce type de discours nationaliste est qu’il touche à des aspects pratiques comme les opportunités d’emploi, l’amélioration des services publics, la durabilité de la sécurité sociale qui sont souvent parmi les priorités des électeurs. En faisant le lien entre des formes plus poussées d’autonomie, voire l’indépendance, et la possibilité de garder plus de ressources à réinvestir dans la compétitivité de l’économie régionale et dans son système de sécurité sociale, les partis nationalistes présents dans ces régions ont donc réussi à attirer un électorat modéré plus vaste que celui constitué par les tranches plus farouchement nationalistes de la population.

Emmanuel Dalle Mulle, chercheur à l’Institut de hautes études internationales et du développement.

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