Europe : la solidarité économique entre tous les Etats est indispensable

Triage des patients à l'hopital sa santa maria de Lisbonne, le 2 avril. Photo Patricia De Melo Moreira. AFP
Triage des patients à l'hopital sa santa maria de Lisbonne, le 2 avril. Photo Patricia De Melo Moreira. AFP

Il est clair que la crise actuelle nécessite une intervention massive des gouvernements pour endiguer les conséquences économiques de la pandémie de coronavirus. Comme Mario Draghi l’a bien dit dans son article publié dans le Financial Times, c’est à l’Etat d’utiliser son budget pour protéger les citoyens et l’économie. Draghi lui-même, ainsi que le président Macron, ont qualifié cette crise de véritable guerre, un vocable qui ne concerne certainement pas des temps normaux.

Bien qu’il existe un large consensus parmi les économistes sur la nature des interventions requises (soutien à la liquidité des entreprises et des ménages affectés directement ou indirectement par l’arrêt de l’activité économique), il n’en va pas de même pour leurs modalités de financement. Les pays du Sud de l’Europe touchés par la crise (l’Italie, l’Espagne, le Portugal et, dans une moindre mesure, la France) ne disposent en effet pas de la marge budgétaire nécessaire pour financer des interventions à la mesure de l’impact probable du choc à la fois en raison du niveau élevé de leur dette publique par rapport au PIB, soit à cause du niveau des taux d’intérêt auxquels ils devraient se financer sur le marché.

Minimum de rationalité

A cet égard, la proposition conjointe de plusieurs pays européens d’émettre des «coronabonds», garantis par tous les pays de l’Union, a suscité un large débat. Une telle émission implique inévitablement un partage des risques, et donc un transfert de ressources des pays vertueux (c’est-à-dire avec un faible niveau d’endettement par rapport au PIB, dont l’Allemagne et les Pays-Bas) vers des pays moins vertueux (avec un taux d’endettement élevé par rapport au PIB, dont l’Italie). Compte tenu des conditions actuelles de financement de la dette publique en Europe, cette solidarité impliquerait une perte nette pour les contribuables de certains Etats (notamment l’Allemagne). Envisager l’émission de coronabonds serait donc illusoire, car aucun acteur avec un minimum de rationalité n’aurait le moindre intérêt à s’engager dans un tel pacte. Le même problème caractériserait un éventuel financement par le Mécanisme européen de solidarité (MES) qui, s’il n’était soumis à aucune conditionnalité, représenterait une solidarité sic et simpliciter des pays du Nord envers ceux du Sud et, là encore, une perte sèche pour les premiers.

Les arguments exposés ci-dessus concernant le partage des risques dans l’union monétaire semblent à première vue logiquement fondés. On peut ajouter que ces arguments sont encore plus justifiés dans le cas où le choc serait symétrique entre les pays, comme cela a été noté par de nombreuses observateurs. Cependant, à notre avis, ces arguments ignorent certains effets externes importants, qui risquent d’être à l’œuvre dans cette crise. Le premier effet est lié aux effets d’une crise économique dans les pays méditerranéens sur les exportations des pays nordiques. Romano Prodi a bien fait de citer l’exemple des Pays-Bas et des tulipes. Dans un monde globalisé, nous sommes tous davantage connectés (nous en avons malheureusement pris conscience ces dernières semaines), et plus encore dans une union monétaire. Ainsi, en Allemagne, les exportations représentent environ 48% du PIB dont un peu plus d’un tiers sont dirigées vers les pays de la zone euro (la France et l’Italie étant ses principaux partenaires dans l’Union avec les Pays-Bas, source du ministère allemand de l’économie et de l’énergie). Il s’ensuit qu’une baisse des revenus dans ces derniers affecterait le taux de croissance du PIB allemand d’environ 16%, et ceci sans tenir compte de la baisse prévisible de la demande de la Chine et des Etats-Unis. Le manque de solidarité avec les pays du Sud pourrait donc se traduire par une baisse plus importante des revenus des pays du Nord et donc nécessiter une relance budgétaire plus importante de la part de leurs gouvernements. Paradoxalement, refuser la solidarité avec les pays méditerranéens pourrait se révéler être un boomerang pour les pays du Nord et leurs contribuables.

Choc purement exogène

Le deuxième effet externe concerne ce que, en paraphrasant Keynes, nous pourrions appeler les conséquences sociales auxquelles le défaut de solidarité pourrait conduire. En raison des contraintes imposées, un tel défaut minerait la confiance des populations des pays européens, déjà sévèrement mise à l’épreuve par les coûts humains et économiques de cette crise. Il est donc facile d’imaginer que cela pourrait ouvrir la voie aux élans souverainistes, déjà largement réveillés par les conséquences de la crise de 2008, compromettant peut-être définitivement l’ensemble du projet européen. A d’autres moments, le manque de solidarité entre les Etats européens a eu des conséquences néfastes. Pensons aux dispositions du traité de Versailles de 1919 qui ont, pour partie, contribué à la montée du nazisme et au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Rappelons aussi qu’à l’issue de cette dernière, en 1953, les vainqueurs n’ont pas fait la même erreur quand ils ont cautionné conjointement une grande partie de la dette extérieure et de guerre de l’Allemagne, contribuant au redémarrage de son économie.

On sait que le fait de ne pas tenir compte des effets externes peut conduire à des décisions optimales au niveau individuel, mais qui génèrent alors des situations qui ne sont pas optimales au niveau social. Il nous semble, pour les considérations illustrées ci-dessus, que c’est précisément le cas du refus d’émettre des Coronabond en réponse à la crise en cours. L’origine de la crise économique que nous traversons actuellement n’est liée à aucun élément «fondamental» et ne peut donc en aucun cas être attribuée à d’éventuelles erreurs commises dans le passé. C’est un choc purement exogène comme diraient les économistes. La suspension du pacte de stabilité en réponse à celui-ci, ou les récentes interventions de la BCE, sont certainement opportunes et saines et contribuent déjà à augmenter la capacité d’endettement des gouvernements. Cependant, elles ne sont pas suffisantes à la fois parce qu’elles n’éviteront pas l’augmentation significative de la dette publique des pays européens et parce que, malheureusement, l’ampleur de la réponse budgétaire nécessaire est encore inconnue faute de connaître encore l’ampleur réelle et la durée du choc économique qui frappe la zone euro.

Nous avons donc besoin d’interventions complémentaires et solidaires au niveau européen qui puissent augmenter la puissance de feu de chaque gouvernement (tant au Nord qu’au Sud) en réponse à cette crise. Ces interventions, qui doivent être complémentaires entre les différentes institutions européennes en jeu, peuvent passer aussi bien par des émissions obligataires européennes que par le financement monétaire temporaire du déficit public par la BCE (comme l’ont récemment suggéré certains économistes, par exemple Jordi Galí entre autres), ce qui éviterait l’augmentation de la dette publique et aurait des effets limités sur l’inflation dans le contexte actuel.

Par Jean-Luc Gaffard et Mauro Napoletano, Observatoire Français des Conjonctures Economiques.

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