Europe : « Le monopole de l’anglais contredit le projet européen »

En septembre dernier, c’est une pétition étonnante que des fonctionnaires de la Commission européenne, de diverses nationalités, ont adressée à leur future présidente, Ursula von der Leyen. Leur requête : pouvoir travailler en français. Sans s’excuser ni se cacher. Le français bénéficie, avec l’allemand et l’anglais, du statut de langue de travail au sein des institutions européennes. Une place que la France tire de son rôle historique dans la construction européenne.

Pourtant dans les faits, les langues de Goethe puis de Molière ont été progressivement marginalisées : si, en 1986, 26 % des textes de la Commission étaient en anglais, ils étaient 81 % en 2014. Parallèlement, la place du français est passée de 58 % en 1986 à 3,5 % en 2016. « Même lorsque la hiérarchie est francophone, nous recevons comme instruction orale de ne pas produire de documents dans d’autres langues que l’anglais », écrivent les pétitionnaires. Sur la trentaine d’agences de l’Union, une vingtaine présentent leur site uniquement en anglais. Cette hégémonie linguistique renforce le sentiment d’éloignement de l’Union Européenne ressenti par les citoyens.

À Bruxelles, on parle, on écrit, on pense en anglais. Est-ce vraiment grave ? Sans hésiter, nous répondons oui. D’abord parce que l’hégémonie linguistique renforce le sentiment d’éloignement de l’Union européenne (UE) ressenti par les citoyens. Ensuite parce que ce « tout anglais » contredit le projet européen, fondé sur la pluralité culturelle. Enfin parce que les juristes se plaignent de la médiocrité du niveau d’anglais qui nuit à la clarté des textes. Les lobbyistes mettent à profit ce flou juridique pour servir leurs intérêts.

Le « tout anglais » ne découle pas du seul pragmatisme, il est aussi idéologique

En réalité, la menace c’est l’hégémonie, non pas de la langue anglaise en elle-même, mais du global english, ce « globish » pauvre et sommaire. Quand des pans entiers du savoir universitaire ne sont plus écrits ni pensés en français, on parle alors de « perte de domaine ». Il en va de même pour la production de normes. Et ce n’est pas un hasard si l’anglicisation de l’Europe a accompagné son tournant libéral : le « tout anglais » ne découle pas du seul pragmatisme, il est aussi idéologique.

L’anglicisation de l’Union européenne a en effet été concomitante avec la montée en puissance du néolibéralisme anglo-saxon, amorcée dans les années 1980. Au point que le Financial Times, le quotidien britannique des affaires, s’est imposé comme le journal de référence à Bruxelles.

Un exemple parmi d’autres : le « service public » notion précise de droit public français, a été supplanté par le « public service » anglais, concept beaucoup plus flou et donc moins opérant. Ce monolinguisme aboutit de surcroît à des situations absurdes. C’est ainsi que l’European union training mission in Mali, qui vise à former l’armée malienne, communique en anglais, dans un pays où l’on parle français.

Saisir l’opportunité du Brexit pour briser le monolinguisme de Bruxelles.

Autre cas emblématique : les condoléances de la présidence de la Commission, exprimées à la suite du décès de Jacques Chirac, ont été formulées en anglais par la porte-parole bulgare qui maîtrise pourtant parfaitement notre langue. Un comble quand on sait à quel point l’ancien président français était attentif à la défense du français.

La France s’est longtemps montrée désinvolte avec sa langue. Alors que Georges Pompidou avait pris soin d’exiger que les Britanniques envoyés à Bruxelles devraient tous savoir parler français, le modèle anglo-saxon a ensuite fasciné certaines élites françaises au point qu’elles ont elles-mêmes contribué à affaiblir la position de leur propre langue : Pascal Lamy, commissaire au commerce, a imposé l’anglais au sein de sa direction générale ; Christine Lagarde, ministre française de l’économie, ne s’exprimait qu’en anglais à l’Eurogroupe ; Jean-Claude Trichet a fait de la Banque centrale européenne (BCE) une institution parfaitement anglophone, alors que le Royaume-Uni était hors zone euro ; quant à Pierre
Moscovici, à peine nommé commissaire européen, il adressa en janvier 2014 une lettre officielle à son successeur Michel Sapin écrite… en anglais !

Dès lors que le Brexit serait acté, les institutions s’exprimeraient dans la langue maternelle de 1 % des Européens, Irlandais et Maltais principalement. Une situation ubuesque dans laquelle les entreprises anglophones hors Union européenne seront avantagées pour répondre aux appels d’offres de la Commission. Il faut donc saisir l’opportunité du Brexit pour briser le monolinguisme de Bruxelles.

Une mission de l’Assemblée parlementaire de la francophonie préconise notamment la mise en place d’un organe de contrôle chargé de veiller au respect du plurilinguisme. Il ne s’agit pas de substituer l’hégémonie d’une langue à une autre, mais de résister à l’uniformisation des esprits et des modes de pensée. Et la langue française doit donc pouvoir continuer à penser et à dire le monde d’aujourd’hui.

C’est la condition pour qu’elle demeure l’une des langues de la mondialisation et donc du XXIe siècle. À Bruxelles, un espoir se dessine : Ursula von der Leyen à la Commission, David Sassoli au Parlement, Josep Borrell à la diplomatie, Charles Michel au Conseil et Christine Lagarde à la Banque centrale sont les nouvelles têtes de l’Union. Toutes francophones. Sera-ce suffisant ? L’avenir le dira. La réponse à la pétition des fonctionnaires sera un premier indice.

Frédéric Pennel (Journaliste et essayiste, vient de publier « La guerre des langues - Le français n’a pas dit son dernier mot » (François Bourin, 2019)) et André Vallini (Sénateur (PS) de l’Isère, ancien secrétaire d’Etat à la francophonie)

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