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Existe-t-il une « génération 68 » ? (1/6)

Depuis des décennies, on se repasse le même film. Celui d’une génération d’étudiants qui évoluent dans un tout petit périmètre parisien, entre la Seine et le Luxembourg, la rue d’Ulm et le boulevard Saint-Michel. On raconte l’histoire de ces jeunes gens qui ont décidé, un joli jour de mai, de transformer la cour de la Sorbonne en agora. On évoque en toile de fond les guerres d’Algérie et du Vietnam, la révolution cubaine et les projets de Mao, trame de leur engagement politique. On parle de ces rebelles d’un soir qui se sont convertis au néolibéralisme pour occuper des postes de pouvoir.

Figures de proue

Ces trajectoires sont-elles vraiment emblématiques d’une « génération 68 » – expression devenue un lieu commun ? « Un certain nombre de porte-parole autoproclamés ont construit cette idée de “génération 68” sur la base de leur devenir propre, qui n’était pas représentatif des destinées des soixante-huitards ordinaires. Leur vision a évacué la masse des lycéens, des ouvriers, des employés qui ont participé à l’événement », estime la sociologue Julie Pagis.

Un livre joue un rôle crucial dans la construction de ce mythe : Génération (Seuil). Le best-seller d’Hervé Hamon et de Patrick Rotman, dont les deux tomes paraissent en 1987 et 1988, donne naissance à une série documentaire diffusée sur TF1 à la fin des années 1990. Il popularise le mythe d’une jeunesse révoltée, privilégiée, hédoniste et opportuniste. Au fil des commémorations, une poignée de « vedettes » ayant un accès direct aux médias ont contribué à façonner ce portrait à leur image.

Dans les années 2000, ce sont les mêmes figures de proue que fait revivre l’écrivain Olivier Rolin dans ­Tigre en papier (Seuil, 2002), roman amer sur les ruines de la révolution. Et quand, quarante ans après les événements, Virginie Linhart publie Le Jour où mon père s’est tu (Seuil), c’est toujours aux plus célèbres des intellectuels militants – Benny Lévy, Blandine Kriegel, Roland Castro… – que la fille de l’ancien leadeur maoïste Robert Linhart fait référence dans son enquête sur les enfants de dirigeants révolutionnaires.

Très tôt, sous l’influence de ce Who’s Who de 1968, on a vu se dessiner un profil trompeur. Ainsi Serge July, ex-directeur de Libération, publie-t-il dès 1978 un article dans lequel il se définit comme « libéral et libertaire », une appellation que revendique aussi Daniel Cohn-Bendit. Les philosophes Blandine Kriegel, qui fut conseillère de Jacques Chirac, et André Glucksmann, qui a soutenu Nicolas Sarkozy, sont venus alimenter la figure du « renégat » dénoncée par Guy Hocquenghem dans sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary (Albin Michel, 1986). Et, de ces cas particuliers, les commentateurs ont tiré des généralités. « Pendant un long moment, le vide historiographique autour de ce sujet a été comblé par le recours au témoignage des anciens soixante-huitards ayant pignon sur rue. Lesquels ont construit des clichés qui se sont enkystés dans la mémoire dominante », explique le politiste Boris Gobille.

Absences criantes

Il a fallu du temps pour que Mai 68 devienne un objet de recherche légitime. Le premier jalon est posé au mois de novembre 1988, avec le colloque « Exploration du Mai français ». Il remet en cause l’homogénéité induite par l’idée de génération : loin de se concentrer sur le Quartier latin et les enceintes universitaires, on y parle des usines et des entreprises.

En 1994, un séminaire à l’Institut du temps présent sur « les années 68 », auquel contribue l’historienne Michelle Zancarini-Fournel, lance le mouvement. Celle-ci observe déjà, dans la revue Espaces Temps, que « le panel [des personnes interviewées par Hamon et ­Rotman] est loin d’être représentatif, limité essentiellement à la génération la plus ancienne de ceux qui, étudiants ou enseignants, avaient plus ou moins 25 ans en 68 et déjà une solide expérience militante ». Et elle relève, dans ce portrait de groupe, « des absences criantes : celle de la banlieue, de Nanterre et de ses libertaires pourtant à l’origine conjoncturelle du mouvement ; absence aussi des catholiques, des immigrés, des paysans et des OS [ouvriers spécialisés] ».

Mais il faut attendre le milieu des années 2000 pour que le rythme s’accélère, avec l’enquête d’Ivan Bruneau sur la participation paysanne, les livres de Xavier Vigna sur les ouvriers (L’Insubordination ouvrière dans les années 68, Presses universitaires de Rennes, 2007), de Julie Pagis sur les anonymes (Mai 68, un pavé dans leur histoire, Presses de Science Po, 2015), etc.

L’année 2018 constitue l’apogée de cette évolution récente : plusieurs ouvrages d’historiens, de sociologues et de politologues restituent toute la palette des acteurs dans sa diversité. Citons notamment 1968. De grands soirs en petits matins, de Ludivine Bantigny (Seuil, 464 p., 25 euros), ou les ouvrages collectifs Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et militants des années 68 en France (Actes Sud, 864 p., 28 euros) ou Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu (L’Atelier, 480 p., 29,90 euros, à paraître le 22 mars).

Une réalité plurielle

Ces travaux sont unanimes : la notion de génération homogénéise une réalité plurielle. « Elle laisse de côté les “inorganisés”, ceux qui n’appartenaient pas à une organisation d’extrême gauche, mais aussi l’ensemble des militants restés fidèles à leurs idéaux de jeunesse », souligne Boris Gobille. Lors des événements, certains étaient encore lycéens, d’autres travaillaient déjà. Les uns étaient impliqués dans des organisations d’extrême gauche, mais pas tous. « Il n’y a pas une, pas deux, mais des micro-unités de génération en 68 », résume Julie Pagis sur la foi des entretiens qu’elle a réalisés avec environ deux cents personnes.

Par ailleurs, le vécu de cette cohorte hétéroclite contredit le cliché : la plupart témoignent en effet d’une fidélité à leurs idéaux. Dans le couple, la famille, le travail, ils ont tenté d’importer l’espoir de nouvelles pratiques. Autrement dit, « il est possible de distinguer une singularité générationnelle, précise l’historienne Ludivine Bantigny. Il s’agit d’une “génération” plus à gauche que celles qui se sont socialisées avant et après ». Ce socle constitue peut-être l’un des effets durables d’un événement parfois présenté comme une parenthèse enchantée. Michelle Zancarini-Fournel en est certaine : « En se focalisant sur quelques têtes, on a gommé ce qui faisait l’extension, la force et la profondeur d’un mouvement social qui a bouleversé des vies. »

Par Marion Rousset

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