Face à la poudrière ukrainienne, le monde retient son souffle

Depuis le début de la crise en Ukraine il y a plus de trois mois, le conflit a été vécu comme une ­confrontation à somme nulle entre Est et Ouest. Ce que la Russie gagne, l’Europe et les Etats-Unis le perdent, et les gains de l’Occident sont les pertes de la Russie.

La Russie a gagné la première manche de ce conflit. A Vilnius en novembre 2013, le président ukrainien Viktor Ianoukovitch a refusé de signer un accord d’as­sociation avec l’Union européenne. Ce n’était pas un bon accord pour l’Ukraine. Le pays avait besoin de sommes colossales pour éviter un défaut de paiement; on évoquait un montant de 20 milliards de dollars, et l’UE en offrait… 600 millions. Selon l’accord, les marchés ukrainiens s’ouvraient aux importations de l’Union européenne tandis que l’Europe imposait des quotas ­sévères sur les produits agricoles ukrainiens, alors que ce sont eux qui ont les meilleures chances, étant donné la décrépitude de l’économie ukrainienne, de sou­tenir la concurrence occidentale.

Moscou est intervenu pour offrir à l’Ukraine un paquet financier attractif: l’achat des obligations d’Etat ukrainiennes pour 15 milliards de dollars et une réduction substantiel sur le prix du gaz naturel que l’Ukraine ­importe de la Russie en quantité abondante. Prétendument, l’offre russe n’était pas assortie de con­ditions politiques mais, de l’avis de tous, son acceptation signifiait que l’Ukraine basculait vers l’Est plutôt que vers l’Ouest.

La deuxième étape de la crise a commencé avec les manifes­tations à Maïdan, la place de ­l’Indépendance au cœur de la capitale ukrainienne, Kiev. Les manifestants réclamaient un rapprochement avec l’Europe mais, très rapidement, leur action s’est transformée en protestation massive contre un régime corrompu et une situation matérielle désespérante. Toutes les frustrations provoquées par les déceptions cumulées depuis l’indépendance de l’Ukraine il y a plus de vingt ans et depuis l’échec du premier mouvement démocratique, la Révolution orange de 2004-2005, se sont retrouvées sur la place. Malgré quelques dérapages, le face-à-face est resté pacifique jusqu’à la mi-février, aboutissant même sur une certaine détente quand les manifestants ont quitté l’hôtel de ville de Kiev en échange de la libération de prisonniers politiques.

C’est après que la confrontation s’est transformée en conflit sanguinaire, où les manifestants armés ont fait face aux assauts brutaux des unités policières. Alors que le bilan s’approchait du chiffre de 100 morts, les ministres des Affaires étrangères polonais, allemand et français ont obtenu un accord entre les leaders de l’opposition et le régime pour tenir des élections anticipées, réduire les pouvoirs présidentiels, et mettre fin à la violence. Cet accord a été balayé le lendemain, lorsque les manifestations ont investi le parlement, provoquant la fuite du président Ianoukovitch et la libération immédiate de prison de sa grande rivale, Ioulia Timochenko.

Moscou a perdu la deuxième manche du conflit. Le nouveau gouvernement intérimaire était immédiatement reconnu et salué par les dirigeants occidentaux, alors que les manifestants de Maïdan ont maintenu leur pression pour éviter un retour quelconque aux velléités du passé. Poutine aurait pu jouer l’attentisme, comme il l’a fait après la Révolution orange en 2005, quand «son» candidat, Viktor Ianoukovitch – oui, le même – a perdu les élections contre Viktor Iouchtchenko, le candidat pro-occidental. La patience de Poutine était alors compensée puisque c’est Ianoukovitch qui a gagné les élections présidentielles suivantes, en 2010, face à un Iouchtchenko, et les siens, complè­tement discrédités par leur incompétence et les luttes partisanes.

Cette fois-ci, Poutine a jugé que l’attentisme n’était pas de mise. Le renversement spectaculaire d’un régime pro-russe dans un pays non seulement voisin mais proche de la Russie par de multiples liens culturels et historiques appelait une riposte également massue. Par ailleurs, le triomphalisme occidental, suite au camouflet infligé à Poutine par l’absence de dirigeants occidentaux aux récents Jeux olympiques de Sotchi, ne pouvait que rendre l’humiliation plus douloureuse. Les commentateurs ont prédit des agissements russes dans l’est de l’Ukraine, bastion des forces russophiles. En fait, la Russie n’avait pas à déployer des efforts intenses dans cette région. Les habitants de cette région, habituellement branchés sur les médias russes, étaient pris de panique devant ce qu’ils interprétaient comme une victoire fasciste ou, du moins, violemment anti-russe à Kiev, et donc hostile à toute la partie orientale de l’Ukraine. L’est ukrainien a récusé le régime issu de Maïdan, tout comme les manifestants de Maïdan avaient récusé le régime Ianoukovitch.

La surprise est survenue dans la semaine du 27 février. Après que des altercations eurent lieu entre manifestants pro-russes et pro-ukrainiens en Crimée, le monde a appris avec stupéfaction que des troupes russes avaient investi la péninsule criméenne. Dans cette province russophone et russophile de l’Ukraine, le prétexte invoqué par Moscou pour son intervention, soit la protection des citoyens et des compatriotes russes, était très peu plausible. On peut y déceler, toutefois, une autre raison, celle-ci d’une magnitude stratégique immense. C’est en Crimée, notamment dans le port de Sébastopol, que la Russie détient une de ses bases navales principales, la seule située en mer chaude, celle qui surveille les intérêts russes en Syrie, celle surnommée «la gloire et l’orgueil de la Russie» en souvenir de son fier passé dans les annales militaires russes. Le bail russe sur la base navale, conclu avec Ianoukovitch, court jusqu’à l’an 2042 mais, dans l’élan révolutionnaire du nouveau régime à Kiev, le danger d’une abrogation prématurée plane. Avant que Kiev ne procède dans ce sens ou, tout au moins, avant qu’il n’exploite la question de Sébastopol comme une carte de marchandage avec la Russie, Moscou a sévi, transformant la Crimée en otage face aux nouvelles autorités ukrainiennes.

Poutine était conscient du prix lourd qu’il allait payer. Encore au mois de septembre, il donnait des leçons aux Américains sur le respect du droit international. Maintenant, c’est Poutine qui bafoue ce droit en violant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, et les Etats-Unis n’ont pas tardé à lui rendre le ton moralisant qu’il avait employé ­envers eux et à ameuter le monde occidental contre la Russie, même si certains pays européens s’y ­prêtent sans enthousiasme. Mais la nécessité ne connaît pas de loi, aurait-on pu dire, et Moscou estime qu’il y va de ses intérêts vitaux. Poutine cherche à se rendre rassurant: il déclare ne pas voir de nécessité d’intervenir dans l’est ukrainien; il affirme ne pas vouloir annexer la Crimée. En même temps, il reste intransigeant sur l’illégitimité du nouveau gouvernement à Kiev. Ceci l’oblige à se rabattre sur le président déchu, ­Ianoukovitch, qui, de l’avis de ­Poutine lui-même, n’a pas d’avenir. Ceci empêche aussi toute négociation directe entre diplomates russes et ukrainiens, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, ayant même refusé de serrer la main de son homologue ukrainien nouvellement nommé.

Il est peu probable qu’on sorte de l’impasse avant les élections présidentielles annoncées pour le 25 mai. D’ici là, les Etats-Unis et l’UE essaieront de consolider leur victoire à Kiev et la Russie restera en Crimée. Le danger d’un dérapage avec des conséquences tragiques demeurera très haut. Et si ces élections, comme toutes les élections précédentes, aboutissent à une division presque égale entre ceux qui préconisent une orientation occidentale pour l’Ukraine et ceux qui mettent en exergue les liens avec la Russie, une solution à la crise ukrainienne sera encore partie remise.

Andre Liebich

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