Face à la Russie, l’Europe fait fausse route

Toute guerre s’accompagne de mobilisation mentale: la fièvre guerrière. Elle n’épargne pas même les gens intelligents. «Cette guerre est vraiment grande et merveilleuse. C’est une expérience qui en vaut la peine», écrivait Max ­Weber en 1914, au moment où les lumières s’éteignaient en Europe. Thomas Mann aussi ressentait «une libération et une immense espérance». Même lorsque des milliers des morts gisaient sur les champs de bataille belges, la fièvre restait intacte: des peintres, des écrivains, des scientifiques ont continué d’en appeler à la cruauté envers leurs voisins. […]

Stop, arrêtons tout de suite ce train de réflexions. «L’histoire ne se répète pas!» Tout de même, en sommes-nous si sûrs ces jours-ci? Au vu des manœuvres de guerre en Crimée et dans l’est de l’Ukraine, les chefs d’Etat et de gouvernement occidentaux n’ont soudainement plus de questions et toutes les réponses. Le Congrès américain discute ouvertement d’armer l’Ukraine. […] La chancelière allemande, comme à son habitude, est moins frontale mais tout aussi menaçante: «Nous sommes prêts à prendre de sévères mesures.»

La presse allemande a perdu son sang-froid en quelques semaines. Le champ des opinions est devenu aussi étroit que la cible d’un sniper. Les médias que nous imaginions brasser de grandes réflexions et regorger d’idées marchent désormais en rangs serrés avec les politiciens et lancent des appels aux sanctions contre la Russie du président Poutine. Les titres mêmes sont porteurs d’une hostilité digne de hooligans.

«Assez parlé!», hurle le Tages­spiegel. «Montrez de la force!», harangue la FAZ. «Maintenant ou jamais», lance la Süddeutsche Zeitung. […]

Politiciens occidentaux et médias allemands s’accordent.

Chaque série d’accusations aboutit au même résultat: en un rien de temps, allégations et ­contre-allégations s’entremêlent de façon tellement inextricable que les faits deviennent complètement obscurs.

Qui donc a commencé?

Est-ce que tout est parti avec l’invasion de la Crimée par la Russie ou est-ce l’Occident qui a d’abord encouragé la déstabilisation de l’Ukraine? Est-ce la Russie qui veut s’étendre vers l’Ouest ou est-ce l’OTAN qui rogne du terrain à l’Est? Ou encore, faut-il croire que deux puissances mondiales se sont retrouvées à la même porte au milieu de la nuit, avec des intentions très similaires envers un pays sans défense, lequel paie maintenant pour le bourbier qui en résulte?

Si, à ce stade, vous attendez toujours une réponse à la question «A qui la faute?», vous feriez mieux d’arrêter la lecture. Vous ne manquerez rien. Nous n’essayons pas de trouver une vérité cachée. Nous ne savons pas comment cela a commencé. Nous ne savons pas comment cela finira. Nous sommes assis ici, juste en plein milieu de l’affaire. […] Notre but est de remettre un peu de raison dans le débat […]. Et surtout d’y insérer un mot peu usité ces temps-ci: le réalisme.

La politique de l’escalade montre à quel point l’Europe manque d’objectif réaliste. Aux Etats-Unis, c’est tout différent. Menaces et postures font tout simplement partie de l’arsenal des préparatifs électoraux. Quand Hillary Clinton compare Poutine à Hitler, elle ne fait que chercher à gagner des voix républicaines. Pour beaucoup de ces citoyens américains qui n’ont pas de passeport, Hitler est le seul étranger qu’ils connaissent, et cela en fait un épouvantail convaincant. Clinton et Obama ont un objectif réaliste: gagner […] une autre présidence démocrate.

Angela Merkel peut difficilement invoquer ces circonstances atténuantes pour elle-même. La géographie oblige tout chancelier allemand à être un peu plus sérieux. En tant que voisins de la Russie et membres de la Communauté européenne, en tant que récipiendaires d’énergie et fournisseurs de ceci et de cela, nous, Allemands, avons un clair intérêt dans la stabilité et la communication. Nous ne pouvons pas nous permettre de regarder la Russie avec la lorgnette du Tea Party américain.

Chaque erreur commence par une erreur de réflexion. Et nous nous fourvoyons si nous pensons que seule l’autre partie profite de notre relation économique et que par conséquent seule celle-ci souffrira quand cette relation cessera. Si ces liens ont été tissés pour le bénéfice des deux parties, alors la rupture de ces liens conduit à des pertes mutuelles. […]

Même l’idée de mettre la Russie sous pression et de l’isoler pour la mettre à genoux n’a pas été pensée jusqu’au bout. Quand bien même nous réussirions, à quoi bon mettre la Russie à genoux? Comment vouloir vivre dans la maison européenne en compagnie d’un peuple humilié dont le chef élu est traité comme un paria […]?

Les Allemands n’ont jamais voulu, ni ne sont à l’origine de cette réalité. Et pourtant, elle est la nôtre. Pensez à ce que Willy Brandt dut entendre quand il se retrouva subitement à l’ombre du Mur (en été 1961, alors qu’il était maire de Berlin-Ouest). Quelles sanctions et punitions lui ont été suggérées! Mais lui, il décida de passer outre à ce festival d’indignations. Jamais il n’a cédé à la tentation des représailles.

Plus tard, lorsqu’il reçut le Prix Nobel de la paix, il est revenu sur ces temps troublés: «Il y a toujours un autre aspect, qui est l’impuissance dissimulée par le verbalisme. Le recours à des positions juridiques irréalisables. La planification de contre-mesures pour les éventualités qui diffèrent toujours de celles à portée de main. Dans les moments cruciaux, nous étions livrés à nous-mêmes; les «verbalistes» n’avaient rien à offrir.»

Les verbalistes sont de retour et ils siègent à Washington. Mais personne ne nous force à courber l’échine devant leurs ordres. Leur emboîter le pas – même si c’est par calcul et parfois avec réticence comme dans le cas de Merkel – pourrait bien mettre les citoyens allemands en danger. Cela reste un fait, quand bien même ce seraient non pas les Américains mais les Russes qui seraient responsables du dommage originel en Crimée et dans l’est de l’Ukraine.

Willy Brandt a pris le chemin opposé de celui de Merkel aujourd’hui, alors qu’il était dans une situation bien plus critique. […] Il s’était arrêté à Hanovre le 13 août 1961, lors d’un voyage, quand on lui a rapporté la construction d’un long mur séparant la ville. C’était un dimanche matin, et l’humiliation pouvait difficilement être plus grande pour un maire en exercice.

Les Soviétiques l’avaient mis devant le fait accompli. Les Américains ne l’avaient pas informé, bien qu’ils eussent sans doute reçu certaines informations de Moscou. Brandt se souvient d’avoir senti monter en lui une «rage d’impuissance». Et qu’a-t-il fait? Il a mis son ressentiment de côté et affiché son grand talent politique qui lui a valu de devenir chancelier et le Prix Nobel de la paix.

Avec le conseil d’Egon Bahr, il a accepté la nouvelle donne, sachant qu’aucune vague d’indignation, même importante et provenant du monde entier, ne saurait abattre ce Mur avant un moment. Il a même ordonné à la police de Berlin-Ouest d’utiliser des matraques et des canons à eau contre les manifestants s’opposant au Mur, pour éviter de basculer d’une catastrophe à une autre, de celle de la division à celle de la guerre. «Nous avons reconnu le statu quo afin de le changer», a dit Bahr plus tard.

Et ils y ont réussi. […] Brandt et Bahr ont fait des intérêts spécifiques de la population de Berlin-Ouest, pour laquelle ils étaient dès lors responsables (y compris l’auteur de cet article, depuis juin 1962), la mesure de leur politique.

A Bonn, ils négocièrent la «subvention Berlin», une subvention non imposable de 8% sur les salaires et l’impôt sur le revenu, qui fut surnommée la «prime de la peur». Ils négocièrent également un traité de laissez-passer avec Berlin-Est qui a rendu le Mur à nouveau perméable deux ans après sa mise en place. […]

Les électeurs ont pris conscience qu’il y avait quelqu’un qui voulait améliorer leur sort chaque jour, et non pas juste faire les gros titres du lendemain matin. Dans une situation presque complètement désespérée, ce social-démocrate s’est battu pour les valeurs occidentales – ici la liberté de mouvement – sans mégaphone, sans sanctions, sans menaces. L’élite de Washington a commencé à entendre des mots jamais prononcés en politique auparavant: compassion, rapprochement, dialogue, réconciliation des intérêts. Et tout cela en pleine Guerre froide, quand les puissances mondiales semblaient prêtes à se jeter l’une sur l’autre […].

Une politique étrangère allemande (d’abord juste berlinoise) qui luttait pour la réconciliation, voilà qui était courageux mais aussi très étrange.

Les Américains – Kennedy, Johnson, puis Nixon – ont suivi l’Allemagne. Le processus qui en a découlé est sans pareil dans l’histoire de nations ennemies. Finalement, un meeting à Helsinki établit les règles du jeu: on assurait à l’Union soviétique une «non-ingérence dans ses affaires internes». En retour, Moscou garantissait à l’Occident (et donc à ses propres sociétés civiles) le «respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, incluant celle de pensée, de conscience, de religion et de croyance».

[…] Le communisme reçut un blanc-seing éternel sur son territoire, mais, à ses frontières, l’universalité des droits de l’homme commençait à infuser.

Il n’est pas trop tard, pour le duo Merkel-Steinmeier, pour utiliser les concepts et idées de ce temps. Cela n’a aucun sens de suivre un Obama dépourvu d’idées stratégiques. Chacun peut se rendre compte de la manière dont lui et Poutine conduisent, comme en rêve, vers un panneau qui indique «voie sans issue».

«Le bon test en politique, c’est de savoir comment une chose finit, pas comment elle commence», disait Henry Kissinger, également lauréat du Prix Nobel de la paix. Après l’occupation de la Crimée par la Russie, il a déclaré: «Nous devrions vouloir la réconciliation, pas la domination.» Faire de Poutine un démon, ce n’est pas faire de la politique. C’est un alibi pour en dissimuler l’absence. Il conseille de condenser les conflits, c’est-à-dire de les rendre plus petits, et ensuite de les distiller dans une solution.

Tout le contraire de ce que font les Etats-Unis. Les conflits sont en train de s’intensifier. […] Si l’Occident avait jugé le gouvernement américain qui pénétrait en Irak (en 2003) sans résolution des Nations unies et sans preuve de l’existence des «armes de destruction massive» avec les mêmes critères qu’aujourd’hui face à Poutine, alors George W. Bush aurait été immédiatement interdit d’entrée dans l’UE. Les investissements étrangers de Warren Buffett auraient été gelés, l’exportation des voitures General Motors, Ford et Chrysler interdite.

La tendance américaine à l’escalade verbale et aussi guerrière, l’isolement, la démonisation et l’attaque des ennemis n’ont pas prouvé leur efficacité. Le dernier succès militaire majeur des Etats-Unis a été le débarquement de Normandie. Tout le reste – Corée, Vietnam, Irak et Afghanistan – fut un échec patent. Faire avancer les troupes de l’OTAN vers la frontière polonaise et envisager d’armer l’Ukraine n’est que la poursuite, par des moyens militaires, d’une absence de diplomatie.

La politique consistant à foncer tête baissée contre un mur – et juste là où la paroi est la plus épaisse – ne donnera rien de plus qu’un mal de crâne. D’autant plus lorsque, dans ce mur, il y a une énorme porte, et que la clé s’appelle «conciliation des intérêts».

La première étape est ce que Brandt appelait «compassion», c’est-à-dire la capacité de voir le monde à travers les yeux des autres. Nous devons arrêter d’accuser 143 millions de Russes de voir le monde différemment de John McCain. Ce qu’il faut, c’est aider à moderniser le pays, et non pas des sanctions qui feront reculer la prospérité et endommageront les relations. Les relations économiques sont aussi des relations. La coopération internationale n’est pas sans ressembler à une forme de tendresse entre les nations: tout le monde se sent mieux après.

Il est bien connu que la Russie est une superpuissance énergétique et en même temps une nation industrielle en développement. La politique de réconciliation et d’intérêts mutuels doit attaquer ici. Une aide au développement contre des garanties territoriales; le ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier a même eu les mots justes pour décrire cela: partenariat pour la modernisation. […] La Russie doit être intégrée, pas isolée. De petites étapes sont meilleures que l’énorme non-sens de politiques d’exclusion.

Brandt et Bahr n’ont jamais utilisé l’outil des sanctions économiques. Ils savaient pourquoi: il n’existe aucun cas où des Etats sanctionnés s’excusent pour leur comportement et deviennent obéissants. Au contraire: les mouvements collectifs commencent en soutien du sanctionné, comme c’est le cas aujourd’hui en Russie. Le pays a rarement été plus uni derrière son président que maintenant. On pourrait presque en déduire que ceux qui soufflent sur les braises en Occident sont employés par les services secrets russes.

Encore un mot à propos du ton du débat. L’annexion de la Crimée s’est faite en violation du droit international. Le soutien aux séparatistes dans l’est de l’Ukraine aussi ne colle pas avec notre conception de souveraineté de l’Etat. Les frontières d’un Etat doivent être inviolables.

Mais tout acte est à placer dans son contexte. Et le contexte allemand est que nous sommes une société en probation, qui ne peut pas agir comme si les violations du droit international avaient ­débuté avec les événements de Crimée.

L’Allemagne a mené la guerre contre ses voisins de l’est par deux fois durant les cent dernières années. L’âme allemande, dont nous nous plaisons à revendiquer le caractère romantique, a montré son côté cruel.

Bien sûr, nous qui sommes nés après, nous pouvons continuer à nous indigner contre l’impitoyable Poutine et en appeler au droit international contre lui, mais, les choses étant ce qu’elles sont, cette indignation devrait être accompagnée d’un certain embarras. Pour utiliser les mots de Willy Brandt: «La prétention à l’absolu est une menace pour l’homme.»

Même un homme qui a succombé à la fièvre de la guerre en 1914 doit bien le reconnaître. Après la fin de la guerre, le pénitent lança un second appel, cette fois pour la compréhension entre les nations: «Le monde civilisé est devenu un camp de prisonniers et un champ de bataille. Il est temps qu’une grande vague d’amour remplace celle, dévastatrice, de la haine.»

Nous devrions essayer d’éviter le détour par les champs de bataille au XXIe siècle. C’est vrai, l’histoire ne se répète pas. Mais peut-être devrions-nous chercher un raccourci.

Gabor Steingart, éditeur de la «Handelsblatt».

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