Face à Theresa May, les dirigeants européens doivent se montrer plus flexibles

Ainsi, donc, Theresa May arrive à Brégançon aujourd’hui. Sa mission est simple : convaincre le président Macron de se faire l’avocat d’une plus grande flexibilité pour le mandat de négociation de l’Union européenne (UE), ce qui permettrait de conclure un accord de compromis – ce type d’accord que le négociateur Michel Barnier a toujours exclu jusqu’à présent. Quant à savoir si elle va y parvenir, personne, pour le moment, ne peut le dire avec certitude. Mais à l’heure où les négociations sur le Brexit touchent à leur fin, il y a de fortes raisons politiques pour que des dirigeants des Etats membres prennent au sérieux cet argument en faveur d’une plus grande souplesse de leur part.

Tandis que ces discussions se poursuivent vaille que vaille, les négociations ont tourné au choc des cultures. Mme May évoque la nécessité de conclure un accord « créatif », qui permette de poursuivre la coopération comme auparavant, sans que soient franchies ses diverses lignes rouges. De son côté, l’UE met l’accent sur les processus et les précédents, et a ainsi donné au Royaume-Uni le choix entre plusieurs modèles de partenariat déjà existants, plutôt que d’envisager un modèle ad hoc.

En définitive, tout cela se résume au problème du « cherry picking ». Pour le dire simplement, le Royaume-Uni peut-il profiter des bénéfices de la coopération sans en payer une partie du prix ? La réponse de l’UE est un non sans équivoque. Le Royaume-Uni doit ou respecter les règles du jeu – toutes les règles –, ou mettre la main au portefeuille. Il doit ou faire partie du marché commun, ou en être exclu. Il doit ou se placer sous l’autorité de la Cour de justice de l’Union européenne, ou perdre tout accès à ses données.

Canada ou « Norvège plus ? »

Le problème avec tout cela, c’est que Mme May est très probablement incapable de faire accepter à ses électeurs les options qui s’offrent à elle. Du fait du « filet de sécurité irlandais » (« Irish backstop »), une entente a minima – selon le modèle de l’accord bilatéral de libre-échange signé en 2014 entre Bruxelles et le Canada – serait politiquement inacceptable pour la majorité de la Chambre des communes ainsi que pour les unionistes d’Irlande du Nord. De plus, toutes les projections suggèrent que cela serait extrêmement dommageable sur le plan économique, et ce, même s’il était possible de sortir du casse-tête irlandais.

De même, on peine à voir comment la première ministre pourrait faire accepter l’option « Norvège plus » (l’accès au marché intérieur européen, tout en conservant la souveraineté du pays), qui serait un moyen de lever la nécessité d’une frontière intra-irlandaise. S’appuyer sur les députés travaillistes qui favorisent un Brexit doux serait une stratégie dangereuse.

Il faudra donc faire des concessions d’un côté ou de l’autre. Le livre blanc britannique, bien que loin d’être parfait, a représenté un changement significatif dans l’approche du gouvernement britannique, vers une atténuation des lignes rouges. En ce qui concerne l’UE, il n’est pas inutile de prendre en considération ce que sont les contraintes du côté de Bruxelles. L’« intégrité » du marché unique – si souvent évoquée comme raison d’interdire le « cherry picking » – est un concept non pas juridique, mais politique.

Dans ce qui est à mon sens la meilleure contribution sur le sujet, Stephen Weatherill souligne que les quatre libertés (libre circulation des biens, des capitaux, des services, des personnes) ne sont pas simplement divisibles, mais également divisées. Selon lui, « il n’y a pas d’obstacle juridique à la division des libertés telle que certains la promeuvent au Royaume-Uni, notamment, pour citer l’exemple le plus évident, en privilégiant la libre circulation des biens et des services plutôt que celle des personnes. L’indivisibilité des libertés est une construction politique : la réalité juridique est bien plus désordonnée et plus hétérogène. Mais l’engagement politique en faveur de l’indivisibilité des libertés au sein du marché intérieur est profond, et existentiel. »

Possible recrudescence du populisme antieuropéen

En d’autre termes, « it’s the politics, stupid ». Et pourtant, même sur cette question, il n’y a pas de loi d’airain. Bruxelles n’a pas fait de difficultés pour autoriser le « cherry picking » à la Suisse et à l’Ukraine. Les deux pays n’appliquent les règles de l’UE que dans certains secteurs. Les fonctionnaires de Bruxelles rétorquent généralement que cela est dû au contexte politique extraordinaire. Au moment de la signature des accords, les deux pays étaient censés être engagés dans une trajectoire d’adhésion.

Mais tous les contextes politiques sont extraordinaires. Et le Brexit ne fait pas exception. Comme Henry Newman l’a fait valoir, les gains potentiels de la coopération sont eux-mêmes importants et devraient faire réfléchir ceux qui mettent les soi-disant principes au-dessus des résultats pratiques.

Un accord de type Canada affaiblirait la coopération en matière de sécurité – entre autres – et aurait ainsi des conséquences pour tous les Etats européens. De plus, un accord dommageable sur le plan économique (Canada) ou politique (Norvège) aura des répercussions très importantes sur l’avenir. Lorsque le ministre des affaires étrangères, Jeremy Hunt, a récemment déclaré que l’état d’esprit des Britanniques vis-à-vis de l’UE serait rendu acerbe « pour une génération » en l’absence d’accord, ce n’était pas une menace, mais – ce qui est pire – un constat, ou un aveu. L’aveu que notre politique nous échappe.

Il convient de ne pas négliger la possibilité d’une recrudescence du populisme antieuropéen non seulement dans l’éventualité d’une absence d’accord, mais aussi dans celle d’un accord dommageable sur le plan économique. Les sondages révèlent que plus de 50 % des Britanniques pensent que l’UE gère mal les négociations : ils pourraient donc aisément être tentés de faire porter sur les Européens la responsabilité des possibles effets néfastes du Brexit.

Et bien que ce soit bien sûr principalement un problème britannique, ses implications dépassent nos frontières. Prenons un exemple. La Grande-Bretagne est le seul pays dans lequel le soutien populaire à la défense d’un allié de l’OTAN attaqué par la Russie a diminué entre le printemps 2015 et le printemps 2017.

Le problème est que l’UE est, à dessein, encline à minimiser les problèmes de politique et de géopolitique. Elle a été conçue comme une solution technocratique aux problèmes politiques liés aux relations de pouvoir. Pendant des années, les partisans de l’intégration européenne se sont évertués à expliquer comment les problèmes politiques et les résultats médiocres qu’ils génèrent peuvent être atténués par l’habile orchestration institutionnelle de Bruxelles.

« Brexit veut dire Brexit »

Cependant, ces dernières années ont clairement montré les lacunes de cette approche. L’euro a été conçu pour être piloté de manière purement métrique, sans que soit vraiment prises en compte ses profondes implications dans la redistribution des richesses – ses implications politiques, donc. De même, sa naïveté géopolitique a conduit l’UE à ignorer les signaux d’alarme clairs que son rapprochement avec l’Ukraine envoyait concernant ses relations avec la Russie.

Cet accent mis sur le côté technique des choses ne saurait ressortir avec plus d’évidence que dans la récente communication de la Commission européenne sur la préparation du Brexit. Dans l’éventualité d’une absence d’accord, la Commission indique que les principales conséquences porteront sur les droits des citoyens, le commerce et les frontières, la réglementation et l’inéligibilité du Royaume-Uni au financement de l’UE. La politique et la géopolitique ne sont pas mentionnées.

D’où l’importance de déplacer le débat loin de la Commission européenne, pour le ramener aux Etats membres. La Commission européenne a intérêt à faire respecter le système de croyances de l’UE, qui s’articule autour de l’indivisibilité des quatre libertés.

Après tout, plus le désir de pureté est grand, plus grand est le pouvoir de ceux qui l’appliquent. Et les Etats membres, pour l’instant, n’ont pas vraiment de raison de se plaindre : à ce jour, la pureté leur a procuré 40 milliards d’euros et les droits des citoyens. La clé sera l’avenir et les compromis qu’implique la relation future. D’où l’initiative diplomatique de Londres et l’importance du sommet de Salzbourg, où seront discutés à la fois le Brexit et les questions de sécurité.

« Brexit veut dire Brexit » a été l’antienne de la première ministre britannique. Mais elle a tort. En fait, Brexit veut dire beaucoup plus que simplement Brexit. L’enjeu des négociations n’est pas seulement la relation du Royaume-Uni avec l’UE, mais un réseau complexe de liens politiques dont l’importance dépasse largement les considérations des coûts et des avantages de l’intégration économique. Un certain nombre d’universitaires et de politiciens de haut niveau ont récemment plaidé en faveur d’une solution qui exigera une certaine flexibilité des deux côtés. Nous attendons de voir si les Etats membres penseront qu’il vaut la peine de faire preuve de cette flexibilité.

Par Anand Menon, professeur au King’s College de Londres et directeur du think tank UK in a Changing Europe.

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