Face aux urgentismes, la géographie sert aussi à faire la paix

Face à la menace terroriste, qui est réelle mais qui est souvent exagérée, et qui est même virtuelle, désormais, avec les fausses alertes, le tout-sécuritaire l’emporte. Le contre-effet de ces fausses alertes qu’il engendre paradoxalement confirme au passage l’idée que la radicalisation jihadiste d’une infime fraction de la jeunesse française avec ses rebonds auprès des geeks relève d’un phénomène d’affirmation de soi médiatisée plutôt que d’une conversion religieuse.

Le tout-sécuritaire imprègne jusqu’à l’espace de la moindre série télé où règnent les scénarios anxiogènes, les situations improbables et les uniformes bleu horizon. Même l’espace sonore est concerné, avec les hululements de sirènes permanents en arrière-fond, comme si la vie postmoderne se résumait à un décor où patrouilles à la new-yorkaise, pompiers ou ambulances tapissaient notre paysage. Sur le plan social, le Taser et les gaz lacrymogènes sécuritaires font office de dialogue social face aux lois qui dérégulent en quelques décrets ce pourquoi s’est battu le mouvement des salariés pendant plus d’un siècle.

L’urgentisme règne aussi dans les questions d’environnement. Les plus modestes nous annoncent la fin de tel modèle économique et restent prudents dans les prévisions climatiques, tandis que les plus exaltés nous proclament soit la fin du monde, soit la fin de la civilisation dite occidentale (en réalité tout aussi chinoise ou japonaise qu’américaine ou européenne), voire la fin de l’humanité. Le message qui les accompagne est qu’il faut agir vite, sinon…

Il ne vient pas à l’esprit de beaucoup que ces différents urgentismes sont liés. Certes, l’essayiste Naomi Klein avait pointé la «stratégie du choc» pratiquée par les dirigeants pour tétaniser les peuples et les individus, mais elle arrêtait son raisonnement en occultant l’existence et le rôle du catastrophisme environnemental, lequel est véhiculé aussi bien par des dirigeants que par des militants.
Le temps long et l’espace profond de la géographie

Face à la dérive et à la surenchère urgentistes, la géographie apporte des éléments de recul et de réflexion. Car elle considère les phénomènes dans le temps long et l’espace profond. Depuis Ritter, Reclus ou même Vidal de La Blache il y a un siècle et plus, elle n’a pas attendu l’épiphanie écologiste pour constater l’interrelation entre l’élément physique (sol, climat, flore, faune) et l’élément humain. Contrairement à certains traités d’écologie scientifique, comme celui des frères Odum (les Fondements de l’écologie), où l’espèce humaine n’apparaît pas, sinon comme prédatrice et perturbatrice par essence d’un milieu qui serait harmonieux sans elle. Elle raisonne en interrelations entre les différents facteurs et acteurs. En évoquant les êtres humains comme «agents géologiques» (1864) elle préfigurait de façon remarquable les débats actuels sur l’Anthropocène.

La géographie n’oublie pas non plus qu’avant le pétrole, il y avait le charbon et auparavant l’huile de la baleine. Elle suppose que demain il y aura peut-être le thorium. Elle n’est pas dupe du fait qu’au sein du Club de Rome et du Giec siègent de puissants partisans de l’électronucléaire nous affirmant que c’est la meilleure énergie luttant contre les gaz à effets de serre et donc «pour le climat», occultant Fukushima et le fait que le tsunami qui a ravagé le Japon en mars 2011 ne doit rien au «réchauffement global».

Elle constate combien de projets d’infrastructure sont inutiles, surdimensionnés, coûteux et nuisibles par leur déferlement de béton. Souvent anciens, donc obsolètes, ils sont relancés par des intérêts politiciens ou des lobbys économiques liés aux précédents. Tels sont les cas en France des projets d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou de l’autoroute A 45 qui doublerait l’actuel A 47 entre Lyon et Saint-Etienne et qu’une récente manifestation conséquente sur le plateau de Mornant vient à nouveau de contester.

La géographie sait aussi que les religions jouent un rôle dans les «structures d’encadrement», comme les appelait Pierre Gourou, mais elles ne les substituent pas pour autant aux puits de pétrole (si nombreux au Moyen-Orient), mines d’uranium (dont la protection suscite des interventions armées au Sahel), champs de soja ou aux échanges boursiers (faits ceux-là non pas dans l’urgence mais dans l’ultra-vitesse).
Spatialiser les éléments pour la concorde

Interpellé par la présentatrice d’un récent débat télévisé sur la déradicalisation des jeunes jihadistes français pour savoir quelles étaient les nouvelles mesures d’urgence à prendre, un expert du renseignement, géographe de formation, répondit que, dans le contexte actuel, on écopait une embarcation sans songer à boucher le trou. Et de souligner le fait que l’Etat français pouvait agir mieux et différemment sur le plan diplomatique et social au Proche et au Moyen-Orient. Agacée par ce bon sens à contre-courant de la dérive urgentiste, la présentatrice n’a même pas daigné lui demander comment.

Il y a pourtant fort à faire, ne serait-ce que rappeler des éléments de géo-histoire. Pourquoi parle-t-on français au Liban alors que ces peuples sont arabes ? Pourquoi les ministres britannique et français Sykes et Picot ont-ils convenu d’un partage territorial à l’origine de ces deux Etats désormais en pleine implosion que sont l’Irak et la Syrie ? Est-ce aussi insensé de se demander quelles seraient les réactions si, dans le conflit entre protestants et catholiques en Irlande du Nord - mais on peut prendre d’autres exemples comme le Pays basque et l’Espagne, la Flandre et la Wallonie, la Corse pourquoi pas - des forces armées venues de pays lointains, de pays arabes par exemple, s’arrogeaient le droit de s’y ingérer, tout en vendant des armes au passage et en bombardant quelques populations civiles ?

Combinée à l’histoire, qui refuse l’anachronisme, la géographie rappelle la contingence de l’espace. Les Gaulois n’étaient pas plus français que les Romains n’étaient italiens, d’autant que le territoire de la Gaule ne correspond pas à l’actuel territoire français dont les frontières ont évolué au cours des siècles. De même pour l’Empire romain et l’actuelle Italie. On ferait d’ailleurs quoi de Nice, et de Garibaldi qui y est né ? De Pascal Paoli et de la Constitution corse rédigée en pisan et qui serait la première Constitution… italienne (en italien) ?

De fait, la géographie sert à faire la guerre quand le contrôle de l’espace se conjugue avec la maîtrise étatique et dirigeante du discours géographique, alias la géographie de la géographie ou métagéographie. Dans l’Antiquité grecque, Hécatée et Hérodote se disputaient pour savoir si le Caucase était en Europe (Hérodote) ou bien en Asie (Hécatée). De nos jours, tel homme politique affirme que la Turquie n’est pas en Europe, tel autre hésite à dire le contraire…

Mais la géographie n’est pas : elle se fait. Loin de tout essentialisme ou de toute ontologie qui aboutiraient à assigner les êtres humains avec interdiction d’en bouger ou de franchir les frontières, ce qui reviendrait à nier toute la géohistoire planétaire depuis Lucy, la géographie permet aussi de poser la réflexion vers la paix. Elle ouvre des voies vers la concorde, qui n’est pas une situation d’irénisme chimérique, mais, comme l’avait souligné Proudhon dans Guerre et Paix (1861) notamment, un accord contractuel qui prend acte des différences mais aussi des ressemblances, qui pense le conflit, mais aussi sa solution.

Philippe Pelletier, Université Lyon-II. Dernier ouvrage paru : Climat et Capitalisme vert, éd. Nada.

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