Facebook et la fin de la division palestinienne

Dans l'actuel "printemps" arabe, force est de constater que les Palestiniens se retrouvent aux marges, pour le moment tout au moins, alors même qu'ils avaient ouvert une voie dans la contestation du pouvoir en place quelques années plus tôt. Des manifestations ont pourtant eu lieu dans la bande de Gaza comme en Cisjordanie, appelées et organisées via les nouveaux réseaux sociaux. Le mot d'ordre : "Mettre un terme à la division" (entre Hamas et Fatah, Gaza et Cisjordanie), s'est imposé en quelques semaines et certains, acteurs ou observateurs, ont voulu faire de ces mobilisations les prémices d'une "révolution facebook" à la palestinienne.

L'EXPÉRIENCE PALESTINIENNE

Au-delà d'une simple concomitance et d'une plus ou moins commune utilisation des réseaux sociaux, dans chacun des pays arabes concernés, les soulèvements s'enracinent dans de profondes spécificités. Dans le cas palestinien, la question du pouvoir politique, et de son éventuelle contestation, demeure ainsi indissociable de celles de l'occupation et de la privation du droit à l'autodétermination.

Le rejet de l'occupation, dans un contexte où le processus diplomatique entrait dans une impasse, avait donné lieu dès l'an 2000 à l'intifada Al-Aqsa. Aujourd'hui, alors que la négociation a perdu toute crédibilité, des éruptions de lutte armée se font jour épisodiquement tandis que la mobilisation civile autour du BDS (boycott, désinvestissement et sanctions) peine à prendre de l'ampleur. Le renversement de l'autorité politique s'est, quant à lui, produit il y a cinq ans déjà dans le cadre d'un processus totalement démocratique lors des élections législatives de janvier 2006. Usé par des accusations de corruption et incapable de juguler une dynamique de guerre civile dans un contexte de concessions diplomatiques sans bénéfice, le Fatah s'était vu remercié au profit du Hamas son rival islamiste. Le mouvement de Yasser Arafat avait pourtant dominé la scène politique pendant quasiment quatre décennies.

Ce "printemps" palestinien de 2006 s'était alors retrouvé confronté à un déni quasi unanime : le Fatah perdant des élections, l'occupant israélien et la communauté internationale s'étaient ligués dans le boycott du vainqueur avant de se retrouver associés dans le soutien accordé à une autorité d'exception appuyée par le Fatah siégeant à Ramallah et dans le blocus de la bande de Gaza contrôlée par le Hamas. Un projet de putsch mené par les Etats-Unis en coordination avec le vaincu ayant été éventé, Hamas s'était, en effet, retrouvé poussé en juin 2007 à récupérer par les armes à Gaza ce que les urnes lui avaient accordé. L'Autorité palestinienne d'autonomie (AP) se retrouve depuis lors divisée politiquement et géographiquement.

LE DÉFI ÉGYPTIEN

Tandis que la population palestinienne témoignait de son enthousiasme pour les événements de Tunisie puis d'Egypte, en dépit d'interdictions pour ce qui concerne la Cisjordanie, les deux autorités rivales manifestaient un malaise croissant, chacune pour des raisons différentes. L'AP de Ramallah se montrait désemparée devant le renversement de son premier allié arabe, consciente également de sa fragilité née de ses similarités avec le régime de Hosni Moubarak (accusations de corruption, autoritarisme sécuritaire en expansion, engagement diplomatique pro-américain). L'AP de Gaza se montrait quant à elle embarrassée, écartelée entre un contentement certain d'assister à la réintroduction dans le jeu politique égyptien des Frères musulmans, ses propres frères idéologiques, et la crainte des incertitudes nées de la dynamique de refonte de la politique de son voisin du sud. Faute d'autre point de contact avec le monde extérieur, Gaza se devait de conserver les relations les plus stables possibles avec lui, quels qu'en soient les dirigeants.

Ramallah se lançait alors dans une course aux initiatives, aussi spectaculaires que dépourvues de faisabilité faute de réconciliation nationale préalable : convocation à des élections locales pour le mois de juillet et à des élections présidentielle et législatives avant le mois de septembre, dissolution du conseil des ministres et reconduction de Salam Fayyad à la tête d'un nouveau cabinet, d'abord monocolore puis, dans un deuxième temps, supposé d'unité nationale. Gaza se contentait d'un toilettage du cabinet d'Ismail Haniyyeh avant d'inviter le président Mahmoud Abbas (dont le mandat est arrivé à échéance en janvier 2009) à venir sceller la réconciliation à Gaza. Hamas tenait également à illustrer son sens des "responsabilités" en sécurisant la frontière au plus fort des événements égyptiens, interdisant son franchissement à nombre de Palestiniens désireux de quitter la bande en l'absence de tout contrôle.

LES MOBILISATIONS SUR FACEBOOK ET TWITTER

Depuis longtemps déjà, la dispersion dans le monde entier et l'enfermement systématisé par l'occupation avaient favorisé le développement d'Internet et des médias sociaux parmi les Palestiniens. Les soulèvements tunisien et égyptien ont eu un indéniable effet d'entraînement sur eux avec la multiplication d'initiatives qualifiées par certains de prémices d'une "révolution facebook" à la palestinienne. Une telle appellation témoigne d'une confusion indue entre la mobilisation et l'un de ses instruments (a-t-on jamais parlé de "révolution ronéo" ou d'"intifada des fax" ?). Néanmoins, jouant de cette confusion, une certaine mobilisation palestinienne a pu se développer en partie grâce à l'absence de toute investigation sur l'identité de ses initiateurs et la qualification de ses objectifs. L'hétérogénéité de ces initiatives, objets de toutes les manipulations, se trouvait en effet noyée dans la complexité plus ou moins anonyme des nouveaux réseaux sociaux.

Dès décembre 2010, et sans lien avec le soulèvement tunisien qui n'était qu'à ses débuts, la presse internationale avait donné un large écho à une initiative baptisée "Gaza Youth Breaks Out" (GYBO). Lancée sur facebook par 8 jeunes suite à la fermeture administrative d'un centre de jeunesse de Gaza, elle se privait pourtant de toute capacité d'audience sur le terrain puisqu'exclusivement exprimée en anglais. Le "fuck Hamas" de leur manifeste avait simplement flatté l'islamophobie latente de geeks et bobos fascinés par une soif commune de normalité consumériste, quitte à passer rapidement sur les autres "fuck" ("Fuck Israel. Fuck Hamas. Fuck Fatah. Fuck UN. Fuck Unrwa [l'agence onusienne d'aide aux réfugiés palestiniens]. Fuck USA !"). Pour honorables qu'elles soient leurs "trois exigences : nous voulons être libres, nous voulons être en mesure de vivre normalement et nous voulons la paix" ne pouvaient constituer un programme.

Dans le sillage cette fois des mobilisations arabes, février a vu la multiplication d'initiatives palestiniennes sur les réseaux. Pour beaucoup agrégées dans une sorte de constellation à laquelle GYBO s'est associée, elles faisaient du 11 février la date d'une "révolution de la dignité" au nom du "sens de la liberté" et de l'unité nationale. Au détour de certains "murs" facebook, pourtant, la dénonciation de "l'émirat de l'obscurantisme" ou l'appel à la "lutte contre le coup d'Etat de Gaza" apparaissaient sans détour. Une autre initiative, individuelle celle-là, préconisait à l'inverse une "révolution palestinienne pour la chute du pouvoir d'Abbas". Personne ne prêta vraiment attention à toutes ces pages facebook tant les orientations idéologiques et organisationnelles étaient claires.

Avec la date du 15 mars pour cible, un nouveau mouvement de mobilisation s'est ensuite constitué autour du mot d'ordre "mettre un terme à la division". Les auteurs des initiatives de février hostiles au Hamas figuraient parmi les organisateurs, mêlés cependant à d'autres signatures toutes aussi mystérieuses qu'inconnues ("Jeunes du 15 mars", "Jeunes du 5 juin", "Rassemblement du ça suffit", etc.). L'appel à réclamer l'unité nationale, en des termes aussi divers que les initiatives, recevait bien évidemment l'assentiment officiel de l'éventail politique, Fatah et Hamas compris, même si (ou parce que) personne n'y mettait le même contenu.

A Ramallah, Salam Fayyad proposait des portefeuilles au Hamas, étant entendu cependant qu'il présiderait ce gouvernement prétendument "d'union nationale", lui dont les orientations se soumettent depuis sa prise de fonction aux plans du coordinateur américain pour les affaires de sécurité avec l'AP et Israël. A Gaza, Hamas continuait à revendiquer son droit à gérer les affaires au nom de sa légitimité issue des urnes, prêt lui aussi à ré-entrer, mais sous sa supervision, dans la logique de l'union nationale d'où il avait été exclu par l'ingérence internationale.

Dans cette confusion quant à son contenu, le mot d'ordre de la fin de la division a donné lieu à des mobilisations elles-mêmes confuses. A Ramallah, en l'absence des partisans de Hamas et avec un investissement des militants du Fatah, les manifestations devenaient l'occasion de soutenir la politique du tandem Abbas-Fayyad. A Gaza, objet de tentatives de récupération de Fatah, elles furent canalisées avant de faire l'objet de répressions ciblées. Principalement instrumentalisé par le Fatah, le mot d'ordre de la fin de la division, de levier de mobilisation potentiellement puissant, s'est ainsi transformé en un piège privant le mouvement, pour le moment tout au moins, de toute véritable capacité révolutionnaire.

VERS UNE TROISIÈME INTIFADA

Même si rassemblements et grèves de la faim convoqués via facebook et twitter se poursuivent, aujourd'hui encore objet d'interdictions à Gaza et de bastonnades épisodiques à Ramallah, la dynamique d'une véritable révolution ne semble pas être lancée. Une nouvelle intifada, pourtant, est inéluctable dans le contexte actuel, seule l'étincelle de son explosion constituant une inconnue. Facebook et twitter, à l'évidence, seront alors mis à contribution mais il est permis de douter que les multiples appels facebook à une "troisième intifada palestinienne" constituent une telle étincelle.

Une intifada, pourtant, est à attendre. En effet, en entretenant le statu quo, la négociation dans sa forme imposée par les Etats-Unis depuis la conférence de Madrid de 1991 a perdu tout crédit. En d'autres époques, les "Palestine papers", minutes palestiniennes des négociations avec la partie israélienne révélées en janvier par Al-Jazira et The Guardian, auraient suscité une colère généralisée. Ils sont passés quasi inaperçus tant la négociation ne constitue même plus un enjeu pour les Palestiniens. Le veto apposé le 18 février par les Etats-Unis à une résolution du Conseil de sécurité qui se contentait de rappeler l'illégalité de la colonisation israélienne n'a lui-même suscité que bien peu de réactions. L'Etat appelé à être créé en septembre 2011, quand bien il serait effectivement proclamé par la communauté internationale comme le Quartet s'y est engagé l'an dernier, constituerait une non-réponse à la revendication nationale. Depuis longtemps déconnecté du droit à l'autodétermination, en effet, l'Etat a été ravalé à n'être qu'une récompense accordée à une autorité dépourvue de toute véritable souveraineté qui se soumettrait à l'ordre israélo-américain, moyen d'éviter d'avoir à mettre en œuvre le droit des réfugiés.

Le refus de la communauté internationale à accepter le verdict des urnes en 2006 a débouché sur une régression générale de la démocratie interne aux Palestiniens alors même que, durant les vingt années qui avaient précédé, ordres professionnels, syndicats et associations diverses avaient connu une vie ponctuées d'élections avec alternance, débat et respect mutuel. L'appel à tenir de nouvelles élections constitue aujourd'hui l'antithèse même de la démocratie tant les dés sont pipés.

La reconstruction du politique palestinien ne pourra dès lors se faire qu'au prix d'une mise à l'écart de l'ensemble du personnel actuellement aux affaires dans une rupture avec la "dépalestinisation" de ces dernières années liée à la réintroduction des tuteurs arabes ou autres dont la "médiation" s'était imposée devant les risques de guerre civile. Cependant, après avoir fait de l'OLP le pilote de la mise en place de l'ordre israélo-américain en Palestine, la communauté internationale conduit Hamas sur un chemin proche et ses ennemis salafistes, pour ne citer qu'eux, ne s'y trompent pas. Préserver le lien social grâce à l'islam face aux ingérences de l'occupation constitue certes une solution d'attente mais au prix pour l'organisation porteuse d'une normalisation avec l'occupant. En gérant le pouvoir à Gaza dans le cadre d'une trêve prolongée mais en l'absence de souveraineté, Hamas est devenu un élément du système en place qui, in fine, ne profite qu'à la partie israélienne.

Un troisième soulèvement risque donc bien de concerner tant l'occupation israélienne que la représentation politique palestinienne, de façon beaucoup plus radicale que dans le cadre des deux intifada précédentes, représentation tant nationaliste du Fatah qu'islamiste du Hamas. Outre l'étincelle, l'inconnue reste ce que sera le degré d'implication des Palestiniens d'Israël et de la diaspora.

Par Jean-François Legrain, chercheur CNRS-Gremmo, Maison de l'Orient et de la Méditerranée à Lyon.

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